Liber a écrit:Pourtant, une telle traduction, mais aussi votre argument, me paraissent prêter le flanc à deux objections importantes. D'abord, la connotation politique du verbe pouvoir est irréductible : on aurait beau faire qu'on n'y arriverait pas, ce qui constitue une difficulté réelle pour qui veut traduire Wille zur Macht comme le fait Sautet. Or Nietzsche n'est pas politique, et l'est d'autant moins que la politique de son temps, bourgeoise et morale, n'est plus que l'ensemble des institutions au moyen desquelles une société se gouverne elle-même. Du vivant de Nietzsche, il est loin le temps où politique et société étaient deux choses nettement distinctes, et qu'il était encore facile de distinguer (la démocratie est déjà irréversible).comme le rappelle encore Marc Sautet, qu'est-ce que la puissance sans ce qu'elle peut ? Justement, c'est là une des thèses essentielles de Nietzsche, sinon sa thèse principale. La force qui ne se déploie pas se retourne contre celui qui la possède. Détenir la puissance, la faire grandir en soi sans jamais l'exploiter -- de peur de faire du mal aux autres, non pardon, parce que ce ne serait pas noble -- serait une aberration dans la philosophie nietzschéenne.
Mais il y a surtout une autre objection, plus importante encore, et qui implique la définition même de Nietzsche philosophe. Un Nietzsche littéralement darwiniste est peu crédible, parce que le darwinisme est la caricature de Darwin et Nietzsche ne peut se contenter de simplismes si incompatibles, non seulement avec sa psychologie, mais aussi avec son héraclitéisme, voire son aristotélisme. Il faudrait comparer les places respectives qu'occupent dans son esprit Darwin, Gœthe et la Grèce.
Dans l'immédiat, une chose me paraît à peu près certaine : si Nietzsche était cela seul, il ne serait pas Nietzsche. Dans ce cas, des milliers de Nietzsche ont existé de son temps, s'il ne s'agissait que de cela. Or il n'y en a qu'un. Et peut-on croire à un Nietzsche assassinant un faible au seul motif que le faible est faible ? Ce qu'il dénonce, c'est les empêcheurs de vivre, les dégénérés, les démoralisés, etc., ceux en qui la vie ne s'affirme pas et qui, se faisant, la nient. Ils sont insupportables, du râleur systématique à celui qui est incapable d'affronter la moindre difficulté de vivre, ils ont en commun de n'être pas naturels. Que fait-on avec eux, quand on a tout bonnement envie de vivre de toute sa vitalité, quand on ne veut pas que sa propre vie soit comme interdite ? La réponse me semble se trouver dans le Zarathoustra plus qu'ailleurs. Il y a un Nietzsche prophète antique, harangueur, évangéliste, orant même, venu d'Orient pour régénérer une vieille civilisation fatiguée de vivre et comme rentrée en elle-même, où la vie ne circule plus, où les contradictions ne s'affrontent plus pour alimenter l'inventivité des hommes.
En ce sens, puissance plutôt que pouvoir me paraît convenir, d'abord parce que par définition, toute puissance peut. Il n'en est aucune qui ne puisse rien. Surtout, la puissance manifeste clairement la vitalité même de la vie, où le pouvoir, ni la politique, ni la morale n'ont cours. La vie circule, est mouvement, ce qu'exprime la puissance mieux que le pouvoir, parce que la puissance implique des oppositions, des contradictions entre forces, quand le pouvoir n'implique que la guerre, laquelle n'est pas mieux qu'une métaphore (trop littéraire).
Liber a écrit:On pourrait tout autant rapprocher Nietzsche et Hegel, pour qui les passions constituent le moteur de l'histoire. C'est un classique de la pensée allemande, plutôt qu'un classique Nietzschéen ou Schopenhaurien, de la pensée allemande en tant qu'elle se veut l'héritière de la Grèce (donc advenir à la civilisation au détriment de la France, même chez Nietzsche ; on retrouve inévitablement l'histoire des relations franco-prussiennes du XIXe siècle). Il y a là une marotte proprement prussienne et historiquement déterminée, qui me semble donner l'illusion qu'elle serait le propre de Nietzsche ou d'un autre, quand sur ce point tous les Allemands étaient à peu près d'accord, même sans le savoir.Et à y regarder de plus près, nous trouverons chez Schopenhauer une Volonté bien plus terrible que la volonté nietzschéenne, car malgré son nom combatif, celle-ci se divise en d'innombrables corps qui sont autant d'espoirs pour les êtres qu'elle habite, bien qu'ils soient promis à un combat inévitable. Le pessimiste de Francfort, lui, en faisait une substance unique (d'où notre "v" majuscule), l'équivalent d'un dieu tout-puissant, dévorant sans pitié ses créatures pour son propre spectacle, que le philosophe appelait cyniquement... la vie.