Tout dépend de la mise en forme et de l'orientation de la force. Que la volonté de puissance soit expansion et domination dans l'ordre naturel ne signifie pas que pour Nietzsche il faudrait en rester là. Au contraire, Nietzsche renoue progressivement avec l'aspect apollinien du dionysiaque. Vouloir dominer est un signe de faiblesse, cela montre bien que l'on n'a pas assez de force. A l'inverse, l'attitude de Nietzsche vise bien plus à la maîtrise de soi, et c'est seulement en sachant se commander à soi-même que l'on peut être en position de gouverner les autres, c'est-à-dire d'influencer leurs conduites. Par ailleurs, il insiste sur la spiritualisation des instincts.
A mon sens il adopte une attitude polémique dans ses écrits pour provoquer des réactions, toutefois si le but est bien de transformer les rapports humains et de nous faire incorporer de nouvelles valeurs pour vivre autrement il reste que sa guerre est principalement intellectuelle. Nietzsche aime le conflit car il est moteur, mais le conflit n'est pas la guerre ; de quelles guerres parle-t-il ? Elles sont d'un genre nouveau, mais je dirais qu'il ne s'agit ni de revenir à un état de barbarie ni de flatter la politique impérialiste de l'État allemand. La guerre peut avoir un intérêt, contextuellement, pour revivifier des peuples et leur culture, mais Nietzsche apparaît bien plus souvent pacifiste et "européiste". Seulement il en appelle à retrouver certains instincts pour une attitude intellectuelle autre, guerrière dans sa façon de ne pas céder sur sa volonté. Le conflit c'est le principe de la différenciation, c'est aussi le polemos comme principe de la structuration de l'ordre et du chaos et c'est aussi l'agôn, la joute qui permet à chacun de viser l'excellence dans l'opposition au rival, mais cette opposition ne saurait aboutir dans la mort d'un autre dont on a besoin pour s'affirmer. La guerre est aussi celle des valeurs, la fameuse guerre des dieux dont traitera plus tard Weber et qui prend place après la mort du Dieu unique.
Quant au féminisme, Nietzsche ne pouvait s'y reconnaître, pourtant je ne le pense pas misogyne. Il trouvait beaucoup de mérites à l'ouvrage principal de Malwida von Meysenbug pour qui il avait une véritable amitié. Néanmoins, il est clair qu'il y a un pas de trop qu'il n'a pas franchi entre la critique de l'identité et la revendication de droits pour les femmes (dont il ne semble pas, par ailleurs, remettre en cause le genre, étant je suppose plutôt satisfait du rôle inculqué aux femmes, bien qu'il sache pertinemment que la femme telle qu'il la voit en son siècle est le fruit d'une longue évolution des mœurs et pratiques, de stratégies de pouvoir pour parler comme Foucault. Mais Nietzsche dit clairement que les femmes ont acquis une très bonne position en préférant le foyer à des activités comme la guerre).
Pour la politique, il privilégie l'ordre de la société, politiquement et culturellement, en tant qu'unité pour le plus grand nombre, mais sa morale est aristocratique, elle concerne le petit nombre des meilleurs, c'est-à-dire des législateurs de toutes sortes qui connaissent aussi l'ombre, c'est-à-dire en hommes de virtù doivent savoir faire le mal pour viser un bien supérieur, à la manière du prince que dépeint Machiavel et qui souhaite conserver le pouvoir. Il y a tout un art de la mise en scène, et dans les coulisses des actes qui peuvent aller contre le sens moral. Sauf que Machiavel avait déjà séparé les sphères du politique et de l'éthique. Le législateur de Nietzsche, celui qui crée des valeurs qui seront incorporées, est seul conscient de l'absence de fondement de la loi. Et il doit pouvoir en jouer pour créer, tout comme l'artiste maîtrisant une technique et des codes doit aussi savoir s'en écarter pour créer de la nouveauté, même si cela est contraire à l'ordre moral. J'étais encore frappé hier soir en regardant des épisodes de la série Rome de voir la part de risque que s'accorde l'individualité consciente de sa force et faisant preuve d'audace à dessein et la part de sécurité que le souverain doit assurer pour maintenir la société en l'état et dans sa cohésion propice à la confiance qui fait la puissance d'une civilisation (César jouissant de sa gloire et maintenant la paix qui lui procure l'appui du peuple qui le juge bon et grand). L'individualisme de ceux qui s'élèvent et ont à se gagner un destin pour conduire le peuple et la culture, tels le poète, ne saurait se passer de l'instrumentalisation de la masse, ce qui était déjà le cas dans l'Antiquité puisque le travail était assuré par les esclaves et libérait du temps libre aux gouvernants pour leur formation et leur épanouissement dans la cité et par elle.
Dernière édition par Silentio le Jeu 30 Juin 2011 - 15:19, édité 1 fois