Euterpe a écrit:Autrement dit, faire comme si nous n'étions pas responsables signifierait manquer à ce que nous sommes, puisque nous manquerions à notre actualisation sans cesse renouvelée (d'où votre remarque : « en quelque sorte le futur modifie le passé à chaque fois que l'étant lui surajoute de l'existence »). Est-ce bien ainsi qu'on peut entendre ce que vous dites ?
C'est bien cela. "Manquer à ce que nous sommes" est très juste, et il convient de poursuivre en disant que c'est pire qu'un manque puisque nous ne pouvons pas être autrement que responsables. C'est un déni d'existence, puisque cela est de notre structure. C'est aussi et surtout un mensonge, une mauvaise foi flagrante. Ensuite la liberté n'est pas un état dans lequel nous plongerions, elle survient à chaque fois en situation. Il n'y a pas de liberté posée mais émergente, à chaque situation.
Euterpe a écrit:C'est effectivement comme cela que je le vois.Est-ce à dire que, d'une certaine manière, puisque nous sommes toujours déjà en train d'échafauder notre essence, il y a une morale sartrienne possible dans la mesure où, quel que soit le moment de l'existence d'un homme, on peut le juger en fonction d'une forme de prévisibilité propre à l'actualisation provisoire de son existence, sachant que l'actualisation, toujours changeante, impose une souplesse de jugement à celui qui juge (toute morale préétablie lui est interdite), mais aussi la possibilité permanente, pour celui qui existe, de se réformer, de se corriger, de réorienter son histoire ?
Arrêter l'actualisation à un moment donné, c'est effectivement ce que nous faisons lorsque nous jugeons. La conséquence en est qu'effectivement nous décidons à priori de l'histoire future de quelqu'un. C'est une véritable violence faite à un homme dont l'empreinte n'est pas prise mais dont la société décide d'activer la sédimentation. On le chosifie. Ainsi un procès est aussi en quelque sorte un procès d'intention. Tout le problème de la réinsertion va consister à assouplir cette empreinte pour qu'elle poursuive son actualisation. La liberté étant la chose la plus sûre d'arriver à un homme, tout peut arriver. Et c'est parce que tout peut arriver que tout ne doit pas arriver, car l'actualisation n'aurait alors plus aucun sens. Et c'est pourquoi aussi le jugement est toujours en regard d'un projet.
La dénonciation de la violence du jugement ne doit pas être prise comme une dénonciation de la justice, bien évidemment. Elle sert juste à expliquer toute la force du jugé par autrui. Un homme qui ne serait lui-même que son propre juge face à seulement des en-soi serait un homme perdu. En effet les objets n'apportent aucun sens, ils ne nous regardent pas. Pas plus qu'ils ne regardent le monde. Un rocher au milieu de la route peut être un obstacle, mais peut être aussi un marchepied pour voir plus loin. Quel que soit le choix pris, il ne donne aucun sens à ma liberté. L'un vaut tout aussi bien l'autre et la liberté au milieu de la masse des possibles ne se distingue même plus d'un déterminisme. Le "tout" qui arrive n'est plus dissemblable du "tout" qui peut arriver. La seule chose qui puisse imposer un sens à la liberté c'est une autre liberté, et seul autrui en est pourvu. C'est pourquoi on ne peut parler de relativisme, de même que c'est aussi pourquoi Sartre disait que l'acte d'un homme engageait l'humanité. La liberté est ce qui nous caractérise tous et ce qui est aussi notre bien le plus précieux car c'est à partir d'elle que le reste est possible. Préserver cette liberté c'est empêcher qu'une seule ou plusieurs puissent en anéantir d'autre sen dehors d'un consensus. La liberté absolue n'a aucun sens sauf à lui imposer des limites, et ces limites participent d'un choix en regard d'un projet.
Euterpe a écrit:Ce qui m'interpelle ici, plutôt que l'absurde, c'est de constater que Sartre ne s'est jamais intéressé à la figure du héros tragique, à la poésie, épique ou romantique, à Nietzsche (est-ce pour ça que Liber me demande si ce que je dis est nietzschéen ?). Je trouve même que c'est suspect.
Chez Sartre il n'y a pas de destin. De même que l'emploi du mot "essence" n'est là que pour mieux définir une quête de sens, Sartre nous dit que le destin de l'homme est en lui-même. Ce faisant il retourne le destin en projet. Nous ne sommes pas destinés à être libres, ce qui induirait que nous soyons quelque chose avant que d'être, mais que nous sommes condamnés à être libres. C'est-à-dire que la liberté vient à l'homme en situation. Situation qui n'a d'autre effet que d'ouvrir l'abîme existentiel de l'homme. Si chez les antiques il y a lutte face au destin, ce combat n'est pas effacé chez Sartre mais s'applique plutôt à une condition humaine. La tension de l'existence n'est pas une rencontre avec le destin, mais avec le néant sécrété par l'homme. Le conflit se trouve donc entre l'homme avec lui-même face aux autres. On peut reprocher à Sartre de n'offrir aucune solution à ce conflit, mais ce serait lui faire un mauvais procès car le conflit est inéluctable, c'est notre condition. Et la solution est en nous et nulle part ailleurs. Comment Sartre pourrait-il donner une solution thétique quand elle n'est que la réponse à une situation d'une part, et en regard d'autrui d'autre part ? Ce serait nier par là même la liberté. Nous sommes donc tous des héros quand nous acceptons notre néant. Mais il faut reconnaître aussi que c'est un échec car l'être ne pourra jamais se reconquérir comme un en-soi, sauf dans l'imaginaire ou dans la foi. Personnellement je pense que l'on peut dépasser cet échec mais je ne sais pas encore comment.La tragédie est le miroir de la fatalité, il ne m'a pas semblé impossible d'écrire une tragédie de la liberté, puisque le fatum antique n'est que la liberté retournée.
Un théâtre de situations, J. P. Sartre
D'autres comme Camus et Nietzsche ont une solution esthétique face à l'absurde comme le Sisyphe heureux, ou l'éternel retour. La révolte chez Camus c'est sourire à son bourreau, puis l'engagement. Mais cette révolte est aussi productrice de monstres comme chez son Caligula. Mais est-ce que l'on combat ou bien ne faisons-nous que de nous débattre ? Je ne vois pas de solution de ce côté-ci non plus.
Quant à la poésie, ce n'est même plus suspect mais affirmé :
Lui qui a stigmatisé la mauvaise foi n'en serait-il pas devenu un pur produit ? Mais cela ne remet pas en cause toute la puissance et la lucidité de son ouvrage majeur qu'est L'être et le néant. Le problème c'est que l'on ne sait toujours pas quoi faire de cette philosophie.J'enrage de ne pas être poète.
Carnets de la drôle de guerre, J. P. Sartre.