Il y a des points sur lesquels je ne chicanerai pas. Je n'ai pas l'intention de dire du mal des philosophes ayant vécu après Platon, et j'admets tout à fait que leur souci du réel oblige à relativiser tout ce qu'on peut dire de leurs artifices.
En revanche, je m'insurge contre l'idée d'un Platon n'ayant pas réussi à bâtir un système malgré sa tendance à le faire, ce que j'ai appelé l'hypothèse de la tarte Tatin. Est-ce vraiment par suite d'un accident de l'histoire que les successeurs de Platon ont été les Académiciens ? Et surtout, est-ce donc si difficile que cela de bâtir un système ? Bien des médiocres y sont parvenus cependant. Si l'on suit cette hypothèse, nous aurons alors un Platon à qui il sera beaucoup pardonné en raison de ses qualités d'écrivain, mais dont la contribution à l'histoire de la pensée se réduirait à avoir esquissé le platonisme, doctrine qui n'a aucun intérêt sinon qu'elle peut servir de repoussoir commode. En fait je ne vois pas de raison valable de supposer que Platon ait été infidèle à Socrate, même s'il est clair qu'il n'a pas été un disciple servile. Bien entendu, ne pratiquant pas le spiritisme, je n'ai pas pu demander à l'intéressé s'il approuvait ou non mon interprétation de son œuvre, mais je préfère me tromper (le cas échéant) avec ma lecture qu'avoir raison au prix d'une stérilisation définitive du plus grand des philosophes. Appelons cela le principe de fécondité. Sauf évidemment contresens manifeste, la meilleure interprétation est celle qui ouvre le plus de possibilités d'intellection, la moins bonne celle qui oblige à reconnaître que l'auteur n'est finalement pas bien malin. Cela fonctionne aussi, bien sûr, avec les autres philosophes.
Tout Platon ne se réduit pas à la forme, mais puisque c'est de cela que nous avons parlé je voudrais revenir sur le dialogue platonicien. Tout d'abord, mon peu de mémoire ou mon inculture font que je ne parviens pas à retrouver d'exemple pur de dialogue platonicien postérieur à Platon, sauf l'Entretien entre D'Alembert et Diderot. Mais je ne doute pas que cela puisse exister, je ne connais à peu près rien de la philosophie italienne, tout en m'étant laissé dire que beaucoup de penseurs italiens de la Renaissance se référaient à Platon.
Mais voilà qui m'oblige à définir le dialogue platonicien. Pardon pour l'audace et pour mes insuffisances, mais ce n'est pas grave après tout puisque c'est de l'oral ce que je suis en train de faire.
1) Les personnages y sont caractérisés. Ce ne sont pas des thèses avec un nom plus ou moins humain, ce ne sont pas des Ariste, des Philalèthe, des Hylas ou des Déméa (tous exemples tirés d'œuvres admirables). Il leur arrive de réagir affectivement ou de se contredire, il leur arrive aussi d'être plus fins que la thèse qu'ils incarnent.
2) Ceci justifiant cela, les dialogues platoniciens ne se limitent pas au traitement d'une question dont les réponses possibles sont incarnées par chacun des personnages, mais parcourent les sinuosités d'un problème, avec ce qu'il faut de digressions ou de détours, ou de rencontres d'une question plus profonde que la question initiale. Cette distinction entre question et problème me paraît essentielle à la définition de la philosophie.
3) On y trouve un personnage infaillible, le plus souvent Socrate, pour mener le jeu, mais ce personnage n'a pas mission de conduire à une thèse par voie de démonstration. Ceci ne vaut pas seulement pour ce qu'on appelle abusivement à mon sens les dialogues socratiques. Le Sophiste ou le Parménide ne seront du moins pas qualifiés ainsi, et c'est vrai que la tonalité en est radicalement différente. Mais ils se terminent l'un et l'autre en laissant ouverte la réflexion, le lecteur ne peut pas en sortir autrement que perplexe, et je ne crois pas qu'il faille attribuer cela à un échec de l'auteur.
4) En revanche, la démonstration sera utilisée chaque fois qu'il convient de réfuter une thèse, que l'on puisse commettre volontairement le mal ou que la science soit réductible à la sensation par exemple. Pour exprimer le versant affirmatif de ce qui est réfuté, la philosophie s'efface et laisse la parole au mythe.
Tout ceci engage une certaine idée de la philosophie, dont certes on peut retrouver des traces chez tout philosophe postérieur, mais qui a néanmoins été occultée par la tradition universitaire, que je respecte et vénère maintenant et toujours et pour les siècles des siècles, cela va de soi.