Ce qu'on appelle improprement les dialogues platoniciens ne le sont plus que formellement. On n'y trouve plus des protagonistes, et la présence de Socrate est celle d'un homme qui ne parle plus. On y trouve des personnages en présence dont les exposés sont très didactiques, parce que la pensée de Platon devient systématique, totalisante. Ce sont des discours, plutôt que des conversations, si on tient absolument à maintenir leur oralité. Mais dans les premiers dialogues, Socrate ne prononce jamais des discours fleuves, sauf dans l'
Apologie. Les dialogues tardifs ne correspondant pas à ce que vous disiez :
euthyphron a écrit: contrairement à toute la tradition philosophique postérieure, pour laquelle le terme de l'entreprise philosophique est un ensemble de propositions nécessaires établies par voie démonstrative (et ce même lorsque, comme Malebranche ou Galilée, l'auteur choisit de recourir à l'artifice d'une présentation dialoguée), la thèse du Phèdre fait de l'écrit une copie imparfaite de l'oral, à laquelle manque l'essentiel, la vie de la pensée. L'écrit ne vaut que s'il est actualisé par une pensée vivante, c'est-à-dire perplexe, questionneuse, critique, dialectique en un mot.
Au contraire, ils ne sont plus vivants comme l'étaient les conversations menées par Socrate, toute aporie y a disparu. Je crois que vous négligez la différence entre le dialogique et le dialectique. Le dialogique met en œuvre des propos contradictoires, met au jour les contradictions nichées dans la parole et la pensée ; le dialectique se sert des contradictions constitutives du réel pour en saisir tous les aspects et leurs articulations. Sur ce plan, Platon, c'est déjà Hegel et Marx. Enfin, la pensée vivante s'applique aussi bien à un Spinoza, par exemple, il était pourtant d'une rigueur démonstrative extrême. En somme, la pensée de Platon n'est pas plus vivante que d'autres, et s'exprime aussi sous la forme de démonstrations, dans ses dialogues les plus tardifs. Pour bien comprendre
le systématisme platonicien, on peut utilement se référer à ce texte d'Apulée :
Apulée a écrit: La philosophie jusque-là divisée en trois sections fut réunie par [Platon] en un seul corps : et il démontra que ces diverses parties étaient mutuellement indispensables les unes aux autres ; que non seulement elles ne se combattaient pas, mais qu'encore elles se prêtaient un mutuel secours. En effet, bien qu'il eût emprunté à différents maîtres ces différentes parties de la science philosophique, à savoir, ce qui regardait la nature à Héraclite, la logique à Pythagore, la morale à Socrate même ; de tous ces éléments détachés il sut pourtant faire un seul corps, qui était en quelque sorte sa propre création. Et tandis que les chefs de ces écoles n'avaient livré à leurs auditeurs que des pensées mal polies et ébauchées, lui, en les soumettant à sa critique judicieuse et en les revêtant du charme puissant de son style enchanteur, leur donna une perfection véritablement admirable.
De la doctrine de Platon, chapitre 3
De ce point de vue, on peut répondre à ce que vous disiez ci-dessous :
euthyphron a écrit: Monique Dixsaut doit savoir qu'en grec poiesis signifie fabrication. Après Platon, quelque chose s'arrête, en effet. Platon a montré ce que c'était que faire de la philosophie, que cela revenait à pratiquer la dialectique, et qu'il n'y avait rien à bâtir qui ressemblât de près ou de loin à un système, mais seulement à chercher à nourrir son âme de la vérité, en commençant par l'étape obligatoire de la prise de conscience de son ignorance. Après Platon, les philosophes ont fait de la poésie, en effet, en un certain sens (attention, qu'on ne se méprenne pas, je les aime bien quand même), au sens où ils ont construit un univers mental autonome, chacun le sien, avec tous les risques de vanité que cela comporte.
1) que pousser à son terme la logique de M. D. c'est la restreindre aux dialogues socratiques : après eux, quelque chose d'autre commence. Quelque chose s'arrête avec Platon ; quelque chose commence avec lui, or c'est ce quelque chose qu'il commence, la métaphysique, qui s'arrête avec Kant.
2) Socrate subordonne la vérité à la sagesse. Platon reprend la question socratique du "qu'est-ce que c'est que ?", mais il la réoriente : il cherche la vérité, crée un système hiérarchisé de connaissances à acquérir pour ce faire. Socrate n'a jamais cherché à dépasser son ignorance, précisément parce que cela détermine la possibilité même de la sagesse.
3) Prendre conscience de son ignorance est une affaire dialogique, pas dialectique.
4) Qu'est-ce que la poésie ?
euthyphron a écrit: je ne vois pas de raison valable de supposer que Platon ait été infidèle à Socrate, même s'il est clair qu'il n'a pas été un disciple servile.
Qui est Socrate ? La réponse importe d'autant plus que vous affirmez, curieusement :
euthyphron a écrit: Platon ne se comprend qu'à la lumière de Socrate
euthyphron a écrit: 2) Sur le Sophiste et le Parménide : je ne les considère pas du tout comme des dialogues socratiques
Je répète ce que j'ai dit :
Euterpe a écrit: vous dites que le Sophiste et le Parménide restent des dialogues socratiques.
C'est d'autant plus le cas que vous maintenez votre hypothèse : ils seraient encore aporétiques, d'après vous.
euthyphron a écrit: Ceci fait naître un nouveau point de désaccord entre nous, ou plus probablement une nouvelle version du même : vous parlez d'une "crise profonde", je ne la vois pas. Certes, si on pose en principe que Platon est un penseur systématique, alors on est contraint d'inventer l'hypothèse ad hoc d'une crise, afin de comprendre comment il peut réfuter l'idéalisme dans le Sophiste (moi je dirai que c'est tout simplement parce qu'il n'est pas idéaliste) ou la théorie des Idées dans le Parménide (je dirai que c'est une manière de dissiper les malentendus et les contresens, car telle qu'elle est présentée elle n'a jamais été la sienne). Le ton de ces dialogues n'a rien à voir avec celui d'une crise.
Rien d'
ad hoc là-dedans. Cette crise est longuement expliquée par Léon Robin et Pierre-Maxime Schuhl, par exemple.
euthyphron a écrit: je suis en accord total avec Platon (tel que je le lis bien sûr) sur les trois points suivants.
- la philosophie se définit d'abord par la reconnaissance de la valeur suprême de la vérité
- pourtant, elle ne peut pas aboutir à une connaissance absolue
- ceci ne doit cependant induire aucune misologie
Sur le premier point, je confirme, vous êtes en accord avec Platon, moins avec Socrate. Sur le deuxième, vous êtes d'accord avec Socrate. Sur le troisième, vous êtes en accord avec le rationalisme classique de la philosophie.
Dernière édition par Euterpe le Mar 16 Aoû 2016 - 13:26, édité 3 fois