Ce qui vous pose une difficulté, dans le problème que vous soulevez goldo, c'est que vous n'envisagez les sensations que comme des "unités" sensorielles. Vous dites qu'il paraît impossible de saisir une sensation pure, de la "localiser", d'une certaine manière. Or, nous n'avons jamais une sensation sans en avoir d'autres
en même temps. Qu'on le veuille ou pas, qu'on y mette de la bonne volonté ou pas, qu'on soit stupide ou pas, nous sommes d'emblée forcés de les organiser (perception telle que vous l'entendez). Vous êtes systématiquement en train de solliciter au moins trois sensations conjointes (le toucher : où que vous soyez, quoi que vous fassiez, vous touchez quelque chose, vous êtes toujours en contact avec quelque chose ; idem pour l'ouïe, même et surtout dans le silence, qui donne d'autant plus de relief au moindre bruit, fût-il le plus sourd ; idem pour l'odorat, même dans le milieu le plus aseptisé). La vision de son côté se poursuit par des rémanences et autres persistances plus ou moins élaborées, quand on ferme les yeux, quand on dort, etc., on "voit" encore.
N'oubliez pas qu'il ne nous est pas possible d'isoler nos cinq sens. Dans sa magnifique préface à l'un de ses plus beaux textes,
L'œil vivant, Jean Starobinski parle de ce phénomène du débordement des sens les uns sur les autres, les uns dans les autres. C'est la
synesthésie (pas dans son sens médical) : sensations (
aesthesis) associées (
syn). Si tel n'était pas le cas, il n'y aurait personne pour isoler une sensation et l'étudier, parce que nous serions plongés dans le chaos le plus total, et nous n'aurions qu'un kaléidoscope impossible à immobiliser en guise d'activité cérébrale. Et s'il n'y avait que des sensations, il n'y aurait jamais d'objets pour nous, parce que ce ne sont pas les sensations qui font les objets (il n'y a pas d'objet dans la nature) : c'est la pensée qui construit les objets ; ils lui sont donnés, mais c'est à elle de les construire.
Au début de la
Critique de la raison pure, Kant a écrit un passage très éclairant à ce sujet, à propos de la sensibilité notamment, comme capacité à
se représenter les choses. Les sensations mobilisent d'emblée l'activité de l'esprit.
De quelque manière et par quelque moyen qu'une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l'intuition. Mais celle-ci n'a lieu qu'autant que l'objet nous est donné, ce qui n'est possible, à nouveau, du moins pour nous autres hommes, que si l'objet affecte d'une certaine manière l'esprit. La capacité de recevoir (la réceptivité) des représentations grâce à la manière dont nous sommes affectés par des objets s'appelle sensibilité. C'est donc au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions ; mais c'est par l'entendement qu'ils sont pensés, et c'est de lui que proviennent les concepts. Mais toute pensée doit se rapporter finalement soit en droite ligne (directe) soit par détours (indirecte), au moyen de certains caractères, à des intuitions, et par conséquent chez nous à la sensibilité, puisque aucun objet ne peut nous être donné d'une autre façon.
L'effet d'un objet sur la capacité de représentation, en tant que nous sommes affectés par lui, est la sensation.
Critique de la raison pure, I. Théorie transcendantale des éléments, Première partie : Esthétique transcendantale, §1.
Beaucoup tombent dans le "piège" de la sensation. La sensation ne consiste pas à me rapporter au monde : elle ne consiste pas en une initiative de ma part. La réalité, c'est qu'il s'agit exactement du phénomène inverse : c'est le monde qui m'affecte. C'est pourquoi il y a quelque chose de pathétique dans la mode des activités culturelles, sportives, ludiques, proposées aux amateurs de sensations aujourd'hui, parce que les gens y cherchent exactement ce qu'ils ne sauraient trouver : eux. Tous ou presque croient que la sensation est vitale parce qu'elle serait la preuve irréfutable de leur existence, comme si les sensations leur venaient d'eux. Dans les sensations, c'est le monde que je trouve, pas moi : je ne suis que la manière dont le monde m'affecte (évidemment, la combinaison de corps et d'esprit que je suis configure la sensation, participe de la manière dont le monde m'affecte, mais c'est parce qu'en naissant, nul n'est "vierge", nul n'est une feuille blanche, au contraire, la page est déjà plutôt bien remplie). En revanche, Kant est très clair, c'est la pensée comme telle qui se rapporte au monde, c'est moi, en tant que je le pense, qui me saisis du monde. La sensation, c'est le monde en tant qu'il m'affecte ; l'entendement, c'est moi en tant que je pense le monde (mais attention au sujet kantien...).
Dernière édition par Euterpe le Sam 25 Fév 2012 - 15:36, édité 1 fois