Euterpe a écrit:« Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage » (Paul Ricœur, définition de la démocratie)
Une des plus belles définitions de la démocratie du reste, qui, sans être originale, puisque formulée par d'autres bien avant lui, a le mérite de porter toute l'attention sur la division, l'égalité et l'arbitrage en articulant ces trois notions. Jean Baechler est l'un de ceux qui a consacré parmi les meilleurs développements à cette définition.
Sur cette citation de Paul Ricœur, je fais remarquer que ce terme de "mise en délibération de contradictions" est loin d’être anodin et renvoie à la notion métaphysique de dialectique au sens hégélien du terme (et pour remonter à Socrate, au niveau du dialogue, à la maïeutique) : négativité, lutte des contraires, déterminité, objectivation de l’esprit, etc., comme mode de réalisation du réel. Mais bien sûr, restons-en à ce fil aux aspects plus concrets de la philosophie politique, bien qu'on ait déjà remarqué à quel point les mots employés à propos de démocratie sont abstraits.
A propos de ce qui a été dit sur cette délicate question de nation – qu’il faut bien distinguer de celle de république - voici comment, pour compléter schématiquement, j'articule ces différentes notions : j’y verrais en premier lieu une identité, au sens d’union des différents esprits qui habitent tout un peuple, esprits "enracinés" dans le cadre géographique d’un territoire (espace), mais aussi au niveau temporel d’une langue qui est l’accumulation historique d’un langage fait d'assemblage de mots ayant fourni, dans leur enchevêtrement, une vision particulière du monde, à la taille de cette échelle nationale. C’est dans ses institutions, donc dans une phase moderne, qu’elle se traduit dans une acception juridique (soit orale, souvent écrite) qui stabilise et garantit des droits (ou plutôt le Droit), dans une Constitution, une sorte de réalisation d’un "contrat social" à son échelle.
Mais on sait que cette nation qui a pour vocation première d’unir (je pense notamment à Hegel : identité de l’identité et de la différence, par suppression successive des contradictions…) sert aussi d’appui à ceux qui l’utilisent à des fins inverses, pour ne pas dire perverses, celles de diviser : on connaît une de ses expressions dans le "populisme nationaliste" qui, volontairement, établit ces associations avec race, etc., alors que pour le démocrate il n'y a qu'une seule race, la race humaine.
Euterpe a écrit:Il y a de ça effectivement. Mais il faut ici se montrer extrêmement prudent, parce que ça définit en fait et surtout la révolution, et la démocratie seulement de manière pour ainsi dire latérale. Une révolution consiste à se poser (cf. droit positif) en pouvoir constituant face à un pouvoir constitué (cf. Sieyès, évidemment, mais aussi et surtout Carl Schmitt, Carré de Malberg, Kelsen, etc., et une source essentielle en ce domaine : Saint Thomas d'Aquin). D'où la nécessité du recours au droit constitutionnel, dont on ne peut faire l'économie quand on veut parler de démocratie.
Effectivement, on gagne en clarté en distinguant entre révolution et révolte : le peuple se révolte sur un coup de colère pour ainsi dire, et la force qu’il constitue se soulève momentanément, spontanément et sans véritable organisation, ne serait-ce que parce qu’il a faim et que la faim c’est maintenant. C’est alors que le pouvoir qui a provoqué cette révolte (par abus de pouvoir) va se trouver contraint à remettre les choses sur la table, à s’améliorer, pour satisfaire cette demande, apaiser la situation. Mais cette colère est un affect, et la philosophie (Kant en particulier) s’est penchée sur cette notion d’affect analysée comme tout à fait salutaire et propre à la sublimation. Alors qu’au contraire la passion (toujours au sens kantien) qui anime la révolution se pose, effectivement, se temporise, mais je le dis ici pour montrer qu'elle se présente comme fruit d’une perversion de la Raison, d’une ruse, d’une fixation d'idée voire d’une haine, de façon plus durable qui sera même organisée (ce qui rejoint ici cette idée de pouvoir constitué)… et pas étonnant si dans la phase suivante elle se transforme en terreur, car le caractère néfaste des intentions cachées souvent se révèle par la suite, avec l'aide du temps.