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La démocratie est-elle propice au développement de la pensée philosophique ?

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Les rapports de la philosophie avec la vie ont changé au cours des derniers siècles. Il y a toujours eu action réciproque, cela va de soi. Et, par exemple, les philosophes ont toujours, jusqu'à un certain degré, adapté leur philosophie aux besoins du peuple. Mais tout dépendait d'eux autrefois. De leurs spéculations, seulement ce qu'ils voulaient, et comme ils le voulaient, arrivait aux masses. Ils avaient la prudence de cultiver chez celles-ci une salutaire - nous allions dire "pragmatique" - ignorance, réservant à leurs méditations particulières la partie la plus considérable et la plus délicate du domaine de la pensée. Ils avaient leur langue à eux, le latin, qui les mettait à l'abri des indiscrétions. Aujourd'hui leurs livres sont écrits dans les langues populaires ; grâce au développement de l'imprimerie, de l'instruction obligatoire, du journalisme, des bibliothèques publiques, etc., ces théories philosophiques pénètrent jusqu'aux bas-fonds des nations. C'est dire qu'elles ont une importance pratique bien plus grande ; le philosophe a, de ce fait, une responsabilité morale qu'il n'avait pas autrefois. En d'autres termes : par action automatique, la liberté de pensée accordée aux masses équivaut à la liberté de pensée retirée aux philosophes.

Albert Schinz, Anti-pragmatisme : examen des droits respectifs de l'aristocratie intellectuelle et de la démocratie sociale (1909), Éditions F. Alcan, p.99.

Cet auteur du siècle dernier estime qu'un philosophe est indissociable de son public. Habituellement, on en retient deux : le grand public ("populaire") ainsi que le public cultivé (restreint, réservé aux initiés). D'après Schinz : le philosophe, dans le contexte d'une démocratie, est contraint d'adopter une éthique de la responsabilité propre à satisfaire les passions et les intérêts du premier public. Le philosophe peut-il envisager, au moyen de l'ésotérisme, une éthique de la conviction lorsqu'il s'adresse au second public ?

Ce que Fârâbî indique sur la manière de procéder des vrais philosophes, de nombreuses remarques sur la distinction philosophique entre les enseignements exotériques et ésotériques qui se trouvent dans les écrits de ses successeurs le confirment. Le Platon de Fârâbî nous renseigne sur la raison la plus évidente et la plus brutale pour laquelle cette distinction aujourd'hui considérée comme d'un autre âge ou oubliée était nécessaire. La philosophie et les philosophes étaient "en grand danger". La société ne reconnaissait ni la philosophie ni le droit à philosopher. Il n'y avait aucune harmonie entre la philosophie et la société. [...] L'enseignement exotérique était nécessaire afin de protéger la philosophie. Il constituait la cuirasse dont la philosophie devait se revêtir pour paraître en public.

Leo Strauss, La persécution et l'Art d'écrire (1952), Gallimard, p.44-45.

Strauss, appartenant au même siècle que Schinz, fait le rapprochement entre la pratique de l'ésotérisme et le philosophe victime de persécutions. De fait notre philosophe en démocratie peut nourrir la croyance que la liberté de pensée est acquise une fois pour toutes, n'est plus à conquérir, et que sa propre vie n'est plus menacée. En conséquence, ce que le deuxième public pourrait percevoir comme l'expression de l'ésotérisme s'apparenterait, peut-être, à une technique d'écriture brouillonne, singeant la "profondeur" du contenu par des phrases obscures à dessein destinées à un public désœuvré. On pourrait soutenir l'idée que la différence entre les deux publics tend à s'effacer en s'alignant sur le premier dans une logique de nivellement d'une part, d'autre part les éléments permettant de distinguer le premier groupe du premier seraient, après tout, extrinsèques à la philosophie (la mode, par exemple).

Nous pourrions, certes, abandonner la notion de "public" pour lui préférer celle de lecteur (inséparable de son philosophe par affinité élective) avec la subjectivité pour guide. Le pluralisme, principe démocratique, devrait favoriser la mise en concurrence des philosophes sur le marché des idées et, logiquement, le développement de la pensée philosophique. Nous pourrions rallier ce point de vue si nous occultions et le règne de l'opinion et la montée du relativisme ayant les faveurs du pluralisme : le relativisme (en tant qu'idéologie), en effet, loin d'être réductible à un point de vue parmi d'autres privilégie, systématiquement, les opinions démocratiques de manière péremptoire sous un masque de tolérance à l'endroit de la philosophie tant qu'elle reste à la remorque de l'idéal démocratique.

Autrement dit, le développement de la pensée philosophique est-il compromis ou bien, au contraire, favorisé ?

Dernière édition par Kthun le Sam 2 Nov 2013 - 20:06, édité 2 fois

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C'est un problème d'une grande importance que vous soulevez.

Néanmoins, vous devriez commencer par définir clairement ce que sont la philosophie et la démocratie, du moins dans quelles figures historiques elles s'incarnent quand vous les évoquez. Car le choix des auteurs cités trahit un fort biais idéologique que le premier venu ne saurait voir. J'aimerais vous répondre plus longuement et argumenter, mais je n'en ai pas le temps. Seulement, il me semble que la suspicion à l'égard de la démocratie, venant d'un ethos platonicien, ne peut pas faire l'économie de la précision et de l'histoire. La démocratie et la philosophie ne sont pas des entités éternelles, de même que leur(s) rapport(s). Les auteurs cités critiquent la démocratie libérale comme si la critique platonicienne de la démocratie athénienne était encore valable, transposable sans changement. Or les rapports entre la philosophie (qui est aussi une praxis, ce qui implique une situation, des conditions socio-politiques particulières où se trouve le philosophe) et la démocratie ne peuvent être les mêmes de tout temps, tout simplement parce que les formes du pouvoir et du savoir, ainsi que les discours, changent.

A mon avis, l'art d'écrire que met au jour Strauss correspond bien plutôt à une situation politique où la religion est prégnante, voire trop et confondue avec la politique : même si la démocratie athénienne punit l'athéisme, ou plutôt le non-respect du sacré, ce sont d'abord la monarchie et l'Église qui ont pratiqué la persécution. Or Spinoza n'est pas Platon. Quant à Strauss, il s'inscrit directement à la suite de Platon. La démocratie a mis à mort Socrate, donc elle est mauvaise, son ignorance la conduisant à faire le mal, tandis que seul le philosophe connaît le Bien, donc le Juste. Que Socrate ait été un bouc-émissaire, c'est possible, mais il faut bien voir que la critique de Strauss s'inscrit dans une époque où il s'agit de dénoncer le totalitarisme et ses sources intellectuelles. Or, de même que Platon a critiqué les sophistes, Strauss a critiqué les Lumières qui à force de rompre avec la tradition auraient conduit à l'horreur nazie. Les intellectuels critiques seraient source de décadence, du nihilisme. La démocratie, liée au progrès, serait son contraire, destruction des valeurs plongeant dans le chaos et appelant à la tyrannie. C'est pourquoi le philosophe doit cacher son savoir, sa critique, et assurer un ordre vraiment stable - quitte à devenir lui-même un tyran ! C'est une interprétation qui recouvre des enjeux d'une gravité exceptionnelle. Ajoutons à cela l'influence de Nietzsche, lui-même étant politiquement une sorte de platonicien (seulement inversé). A chaque fois, il s'agirait de la crainte de la décadence morale provoquée par la démocratie, règne des opinions, faisant de l'homme un ignare qui se complaît dans son ignorance. Mais il est possible qu'à force de comparer la réalité à l'idéal il soit tentant d'imposer cet idéal et de déconsidérer le réel qui n'offre qu'une hostilité au philosophe avide de systématicité.

C'est vrai que l'homme moderne est un être débile, ou plutôt abêti (il faudrait savoir par quoi, quelles en sont les causes historiques, sociales ou politiques). Mais d'un autre côté, la question est de savoir si la démocratie émancipe ou non l'homme. Or l'histoire a montré que si, par exemple, le nazisme est venu au pouvoir via la démocratie c'est que celle-ci avait été fragilisée ? Par qui ? Par ceux qui s'opposaient à elle et à toute émancipation, prônant plutôt le retour à un ordre ancien. Cela signifie qu'il y a une forme de platonisme politique qui joue de la démocratie, de ses faiblesses, et l'amène à son contraire ou son double totalitaire. Or ce n'est pas le cas dans toute forme de démocratie ni avec toute philosophie (qui comprend aussi bien une ontologie qu'une politique). Personnellement, je partage les préoccupations de Strauss, de Nietzsche, voire de Tocqueville à l'égard de la démocratie. Mais on parle là de la démocratie moderne. Et il faut comprendre les raisons de sa décrépitude libérale ou de son auto-négation en régime totalitaire. Je crois que cette suspicion portée à l'extrême a plutôt participé à cette décrépitude et cette destruction en favorisant, paradoxalement, l'individualisme, le retrait de l'individu face à la politique, etc. Au fond, c'est la notion de responsabilité qui a disparu de la démocratie en même temps qu'elle (car est-elle vraiment une démocratie ? peut-on avoir une démocratie sans responsabilité basée sur la participation des citoyens et le contrôle de la vie politique ?), car on l'a fait disparaître - dès le début, puisque la représentation signifie l'absence des citoyens. Le libéralisme se méfie de la masse, comme si le prolétariat était irrationnel. A moins qu'il soit dangereux pour les possédants ?

Quant à Platon, ce dernier n'a jamais été inquiété, même dans son aversion affichée de la démocratie (tout en n'investissant plus la cité), par cette dernière (cf. Moses I. Finley, in Nous avons perdu la guerre de Troie). Les platoniciens critiquent la démocratie athéniennes parce qu'elle a condamné Socrate. Mais la lecture de Finley explique la complexité de la situation et rappelle le contexte politique, ainsi que la place du philosophe qui est encore un citoyen et ne se distingue pas du sophiste. Distinction que vous ne faites pas, mais semblez présupposer (si vous reprenez les auteurs cités) : pourtant la démocratie athénienne fut propice aux sophistes, lesquels sont combattus par les disciples de Socrate alors même que ces derniers ne s'en distinguent pas pour l'opinion. On pourrait autrement dire des sophistes qu'ils sont des philosophes parmi d'autres, et favorisés par Athènes puisque propices à la démocratie. Or ce sont les élites politiques qui vont profiter de leur éducation. Les aristocrates, qui veulent regagner leur pouvoir contre la démocratie, vont en profiter. Mais qui sont leurs éducateurs ? Socrate et ses disciples, qui revendiquent une cité idéale opposée à la démocratie et s'inspirant du modèle (fantasmé) de Sparte. Autrement dit : c'est la philosophie qui, par ses ambitions, s'est tiré une balle dans le pied. Socrate est la victime d'une machination politique, d'une vengeance, on ne sait pas très bien. Reste que le ressentiment ambiant ne fait pas oublier que la crise que vient de vivre Athènes trouve ses justifications idéologiques dans le discours des philosophes. La mort de Socrate serait la preuve que l'opinion est mauvaise, que la démocratie favorise l'erreur et qu'elle empêche la pensée. Or la vie démocratique d'Athènes montre le contraire : on critique jusqu'à la loi, et c'est dans ce contexte que s'élaborent la tragédie et la philosophie. Socrate d'ailleurs savait qu'il devait tout à la cité, qu'il n'aurait pas été possible autre part. Or l'histoire, via Platon, n'a retenu que la critique de la démocratie et des sophistes. C'est oublier ce qu'est la chose politique, qu'elle n'est pas le fait d'un savoir purement technique, et que les sophistes ont été l'équivalent des Lumières pour leur époque.

Cette méfiance à l'égard de la démocratie se retrouve chez les conservateurs et les révolutionnaires (ce qu'étaient les platoniciens : des révolutionnaires voulant instituer un ordre nouveau, pourtant reflet d'un idéal, mythe que l'on convoque pour asseoir la domination du petit nombre sur la masse jugée incapable, sotte et dangereuse). Or pour ma part j'avancerais que la démocratie libérale est paradoxalement un mixte mêlant le danger du platonisme politique et l'essor le plus incroyable de la bêtise et de l'opinion fausse. Je ne laisserais donc pas critiquer toute démocratie, par exemple la démocratie directe athénienne (bien qu'il soit juste de lui reprocher son esclavagisme et le sort fait aux femmes). J'attirerais aussi l'attention sur la stratégie qui consiste à critiquer la démocratie : quelles sont ses conséquences ? Que légitime-t-on ? Par quoi veut-on la remplacer ? Or, en général, il s'agit d'une variante du platonisme politique qui refuse la démocratie comme régime tragique. Logique qui nourrit aussi bien l'oligarchie, l'autocratie et les dérives totalitaires.

Quant au nivellement de la pensée : il y a bien sûr des illusions démocratiques (l'égalité dans les faits qui irait jusqu'à normaliser les conduites, les individus), alors que penser est aristocratique. Mais en un sens seulement, car la pensée ne donne aucun privilège (à moins d'être platonicien, justement, et de s'attribuer à soi-même un savoir qui distingue, tandis qu'il y a surtout production d'une justification dans la détention exclusive du pouvoir ; auto-justifier une domination infondée, c'est cela l'idéologie). Il faudrait nous prouver que les philosophes et les experts sont infaillibles, qu'il existe une vérité absolue et atteignable, qu'il n'y a pas ou plus à discuter. Par ailleurs, refuser la démocratie en prétextant le relativisme est une sorte de renonciation à la philosophie, à sa prise de risque, car le dialogue, le conflit des opinions contraires, est ce dont elle doit partir. Mais le platonisme refuse le conflit, la réalité, il chérit le désir d'une unité inexistante. Enfin, les tares de la démocratie libérale existent : mais cette démocratie n'est pas réductible à toute démocratie, et il faut lier ses difficultés à la société dans laquelle elle prend forme et qu'elle informe. Or on ne saurait critiquer le relativisme sans critiquer les freins à la pensée, à la responsabilité, etc., c'est-à-dire qu'il faut encore aller jusqu'à critiquer l'économie politique, ce qui nous mène à la critique du capitalisme, de la marchandisation, de l'État, des médias qui en sont les relais, de l'éducation, et d'autres choses encore qui structurent les rapports sociaux et constituent nos subjectivités. On pourrait alors dire que le problème n'est pas celui du principe démocratique, notamment de l'égalité, mais d'une démocratie qui n'est que représentative, contradiction dans les termes, oligarchie libérale dans laquelle certains intérêts sont défendus au détriment d'une liberté véritable. Serait-ce dire que le relativisme des masses est l'œuvre des platoniciens pour favoriser leurs intérêts ? Pourquoi pas, même si je crois que l'idéologie dépasse bien souvent les actions volontaires, et je ne voudrais pas tomber dans la facilité, voire dans la théorie du complot (j'appelle platonisme l'élitisme politique, aux valeurs conservatrices, voire réactionnaires, et associé à un idéalisme qui autrefois réalisme, au sens antique, s'est changé dans l'anti-platonisme revendiqué en idéalisme subjectiviste aux conséquences politiques semblables, souvent antidémocratiques, le paradigme étant pour moi Hamsun). Ainsi, la discussion est faussée, rendue impraticable, sauf dans le domaine privé.

Il faudrait aussi faire le point sur l'état de la philosophie : car là-dessus elle est restée platonicienne, en un sens, dans son refus de la discussion (confondue avec tout bavardage), mystique du petit nombre des élus qui détiennent une vérité impartageable (seulement entre initiés), que ce soit chez Heidegger ou Deleuze, toujours suspicieux du social, et allant même jusqu'à réfuter toute conception de la vérité par quoi la discussion serait possible.

La question devrait plutôt être transformée : se contente-t-on de la démocratie libérale et qu'en fait-on ? Quelle est la responsabilité du philosophe ? Faut-il choisir entre démocratie et philosophie, ou si l'on vient à voir leurs liens inextricables : quelles sont les conditions de leur entente et comment les favoriser ? Responsabilité qui, je pense, n'amoindrit aucunement la liberté de pensée (ce n'est pas la liberté d'opinion !), mais rend la pensée plus exigeante, plus à l'écoute du réel auquel le philosophe participe. Et il doit rendre des comptes, parce que penser ce n'est pas dire n'importe quoi selon son bon vouloir, ce n'est pas favoriser ses propres intérêts et subjuguer, ni encore justifier ce qui est. La philosophie n'est pas la servante de l'opinion, ni de la politique. Elle se confronte au réel, en permet une certaine compréhension, interroge ce qui semble acquis. Platon lui-même hérite d'une manière de faire, en dépit de ses idées, qui est due à la culture de son temps et de sa société. La philosophie n'est pas non plus irresponsable, car alors elle serait un vrai sophisme, une simple rhétorique, bref une arme politique, et non critique. Une philosophie irresponsable, qui ne rend pas des comptes, c'est un dogmatisme, c'est de l'opinion. (En dépit des partis pris, c'est cela qui m'intéresse chez des auteurs plus progressistes ou conservateurs : la façon dont chacun conçoit la responsabilité qu'implique toute liberté et toute vie en société.)

Or c'est aussi la faute à la philosophie si l'opinion et le pouvoir se sont développés dans certains sens, parce qu'il faut assumer le conflit public avec cette opinion et ce pouvoir d'où qu'ils viennent. Je ne suis pas certain que ni le platonisme ni l'anti-humanisme nous aident : ils ont pu même aggraver le dogmatisme et le relativisme (qui permet aussi, plus sournoisement, le dogmatisme), voire saper les conditions favorables à la philosophie en laissant, volontairement ou non, toute la place à cette opinion, au pouvoir qu'elle comprend. Or, à chaque fois, c'est le refus de la discussion publique, de l'autre et de la faillibilité qui font le jeu du repli sur soi et des heurts. Et justifier en dernière instance l'ordre établi, voilà ce qui mène au conformisme, surtout lorsqu'on a renoncé à la politique par suspicion à l'égard de toute forme de critique et de projet d'émancipation. Mais qu'est-ce qui gagne ? L'économie, c'est tout : on échange des valeurs et c'est tout.

Refuser la critique, c'est aussi ce qui laisse se développer le communautarisme d'origine religieuse et les idéologies politiques poussées à l'extrême dans la logique du parti. Mais il faut, bien sûr, que cette discussion ne soit pas un débat du type télévisé. Cela dit, je me demande si vouloir en finir avec l'opinion et l'empêcher de s'exprimer n'est pas illusoire et néfaste. Sans vouloir sombrer dans le relativisme, que je ne supporte pas, il est aussi naturel dans toute société (espérer un monde parfait, sans contradictions, donc sans histoire, alors que la démocratie est la société historique qui se sait historique et prolonge son histoire dans sa réflexivité critique, un monde d'hommes égaux dans une intelligence supérieure, c'est naïf et débile), sauf que sans vérité imposée il est normal que chaque perspective s'énonce sur le monde vécu. Maintenant le vrai problème est plutôt celui de la responsabilité dans le propos, de la liberté elle-même, du contrôle des informations, je veux dire de leur objectivité, mais cela passe aussi par la critique, ce que somme toute la démocratie et les médias permettent aussi. Je crois seulement que le droit à l'erreur ne doit pas s'accompagner de passivité à l'égard de l'opinion, mais que le rôle de la philosophie n'est pas non plus, au-delà de la pédagogie et de la critique, de dicter des conduites, des pensées et de se soustraire au monde social dans lequel elle évolue ou d'être seulement une justification pour des conduites (l'hédonisme de masse et l'idéologie politique des partis). Sinon la philosophie se coupe du monde, devient même un organe du pouvoir en justifiant l'ordre établi ou en ne le remettant en cause que de loin, tandis que la démocratie perd en réflexivité. Il faudrait aussi aborder le problème de la relation au savoir, le fait que la société se complexifie et que chaque science se spécialise tellement que même si le niveau d'éducation est très élevé on parle souvent de ce que l'on ne peut connaître à fond. Pourtant il faut bien se concerter pour agir, décider (or un événement radicalement nouveau n'appelle pas de solution préconçue) et cette éducation est aussi malheureusement déconnectée de la politique en tant que savoir purement technique (même la politique est devenue technique, une forme de gestion).

Ce qui me choque, ce n'est pas le pluralisme, c'est aujourd'hui l'absence de discussion, le fait que la tolérance, qui est nécessaire, est tellement devenue un dogme que chacun peut devenir sa propre autorité. Cela, par contre, je trouve que c'est dérangeant, et que cela va à l'encontre de toute autonomie réelle dont la condition est de savoir participer à un espace public, à un pouvoir commun, où la liberté s'accompagne de responsabilité, donc d'auto-limitation. On nous a poussé à cette hubris et on peine à en revenir. Au fond, si la philosophie est inséparable de la démocratie, il faut s'interroger sur son absorption par l'opinion aujourd'hui ; c'est peut-être que nous ne sommes pas dans la "bonne" démocratie et que la philosophie a contribué, historiquement, à jouer contre elle-même. C'est d'ailleurs le cas du libéralisme, qui projet politique d'émancipation et philosophie de la liberté, débouche concrètement sur quelque chose de peu glorieux, comme si le conservatisme bourgeois s'était assuré du contrôle de l'État et du pouvoir en laissant chacun dans une illusion de liberté individuelle dont il pourrait se suffire. Mais tout cela est bien expliqué par Lefort : la démocratie et la philosophie, dès qu'elles se croient assurées d'elles-mêmes, renoncent à l'auto-réflexivité et sombrent dans leurs propres illusions, la croyance en l'Un, par crainte ou désir de puissance, les changeant en leur contraire. Je crois que c'est le rôle du philosophe, maintenant, de rappeler à la démocratie ce qu'elle est : un régime tragique qui doit sans cesse faire preuve d'auto-critique et ne doit pas céder à la facilité, c'est-à-dire accepter que le réel soit dur ou décevant et qu'en matière de politique, comme de philosophie, il faut partir des contradictions du réel que peuvent imager les opinions dans les discours. Est-ce que cela suffit pour nous protéger de la bêtise et de la tyrannie ? Non, mais accepter les règles du jeu permet soit de trouver un terrain d'entente entre les opinions contraires qui peuvent s'exprimer, soit d'exprimer et de contredire des opinions, et chaque citoyen peut donc s'emparer des idées défendues dans les débats ou discussions, ce qui le pousse au moins à un peu relativiser son propre dogmatisme, ou du moins empêche son dogmatisme de se traduire en violence. Ce qui n'empêche pas les dialogues de sourds...

J'espère que cette longue digression saura élargir l'horizon de votre réflexion.

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Silentio a écrit:
vous devriez commencer par définir clairement ce que sont la philosophie et la démocratie, du moins dans quelles figures historiques elles s'incarnent quand vous les évoquez. Car le choix des auteurs cités trahit un fort biais idéologique que le premier venu ne saurait voir.
Je ne suis pas d'accord. Je ne vois là aucun biais idéologique, sinon que Kthun soumet la question du rapport entre philosophie et démocratie, question qu'il exprime sous la forme d'une alternative que les deux auteurs cités mettent en évidence, sachant que le point de vue adopté est un point de vue weberien (cf. Le savant et le politique) :
Weber a écrit:
Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.

Enfin, on peut, bien sûr, rattacher Strauss à la source platonicienne ; mais je ne vois pas ce que Platon vient faire là, même en assimilant provisoirement, et pour les besoins de votre argumentation, le platonisme au refus de la démocratie. Pourquoi refuser la démocratie serait-il essentiellement platonicien ? Aristote, sans être platonicien, n'est pas démocrate. Il y a encore d'autres exemples.

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Mon propos est volontairement réducteur. Je pense que l'on peut poser la question de la relation entre philosophie et démocratie en montrant qu'elle est problématique, que leur entente ne va pas de soi, sans toutefois aller jusqu'à les opposer dès le début comme si l'un des termes devait emporter notre adhésion, comme s'il fallait choisir, sachant que la philosophie a, dans l'optique de Strauss, une valeur supérieure et qu'elle peut juger de la politique, tandis que l'inverse semble impossible. Or choisir l'un des termes c'est faire comme si le problème n'existait pas, comme si cette relation ne pouvait exister (en soumettant la politique, par exemple, au philosophe). Et la manière de poser la question a un impact sur sa résolution. Vous savez très bien que choisir Strauss ce n'est pas neutre (même s'il faut bien penser à partir d'une perspective), que si l'on suit son raisonnement jusqu'au bout il ne s'agit pas d'une simple critique et bien plus d'une suspicion qui débouche(rait) sur une position anti-démocratique (même si Strauss trouve que le libéralisme est plus favorable au philosophe que le totalitarisme - encore heureux -, et que le meilleur régime tel que pensé par Platon n'est peut-être pas souhaitable), en vertu d'une certaine interprétation de l'histoire qui ne sort pas de nulle part, qui porte avec elle un certain projet et qui peut servir certains intérêts. Du coup je me suis juste permis (peut-être au risque de prendre trop de libertés) de donner une compréhension différente des choses, parce que clairement la tradition politique et philosophique est le plus souvent nourrie de certains préjugés qui ressortent du platonisme ou de ses variantes (bien entendu je simplifie, je ne souhaite pas nier l'histoire et les différences en ramenant tout au platonisme comme s'il avait toujours été le même, comme s'il n'y avait eu que du platonisme et que c'était la pensée de Platon qui avait été réalisée ou reprise telle quelle). J'aurais trouvé plus intéressant de confronter deux points de vue opposés et non pas complémentaires, tout simplement parce qu'il y a plusieurs façons de penser la démocratie et pour la philosophie de s'y rapporter. Enfin, j'essaie, même si c'est peut-être avec un autre biais idéologique (ce qui est un risque, bien que je ne sache pas très bien où me situer, sinon dans la défense critique de la démocratie en suivant aussi bien Castoriadis que Lefort, Bouveresse, Finley ou même Popper - ce qui, on l'admettra, n'est pas la même chose que de reprendre l'opinion commune consistant à prendre la supériorité de la démocratie actuelle comme allant de soi - et que je ne justifie ni l'ordre établi ni une domination quelconque), de critiquer certains préjugés comme si les propos de Strauss, par exemple, étaient une opinion dont on pourrait partir pour aller plus loin. Or je crois qu'il y a quelque chose comme une réaction primaire ou première qu'on pourrait appeler une "doxa platonicienne" qui fait qu'on traite la démocratie avec mépris, tout simplement parce qu'elle fait peur - ce qui est le cas avec les conservateurs, les staliniens ou maoïstes, les fascistes, et même les populistes, qui refusent le conflit, la difficulté, et sont toujours animés par un besoin d'ordre, de sécurité, d'identité, etc. Ce qui est compréhensible, puisqu'on commence toujours par être "platonicien" en philosophie ou dans la vie. Moi-même j'ai mis du temps à vaincre mes peurs, à accepter des choses par responsabilité et qui ne me plaisaient pas. J'ai mis du temps à accepter ce qui me semblait fondé et à refuser mon penchant premier plus platonicien ou nietzschéen de droite. Par ailleurs, je ne pense pas que la seule alternative soit entre une responsabilité qui se moque en un sens de la démocratie et l'irresponsabilité du partisan de la démocratie, comme s'il n'y avait d'un côté la position de surplomb du philosophe qui détient la Vérité et de l'autre côté le monde des opinions qui nous mènerait à la perdition. Il y a d'autres façons de penser l'enjeu que représente la démocratie, d'autres façons d'envisager ce régime (qui n'est pas réductible à la démocratie libérale, qui elle me semble très critiquable mais pas pour automatiquement la remplacer par un régime non-démocratique, comme on a trop tendance à le penser) et d'autres façons de concevoir la responsabilité et le rapport entre philosophie et démocratie (qui sont toutefois à penser sous d'autres figures : comme le philosophe qui reprend l'enseignement des sophistes parce qu'il préfère le réel à l'idéal, la contradiction au système illusoire, et comme la démocratie directe ou participative ; qu'on opposera à la démocratie libérale, quoiqu'il faille peut-être se demander si on la conserve et ce qu'il faut en changer, ou si l'on doit s'en contenter contre toute réaction de type romantique, et au platonicien ou au sophiste de type nietzschéen, individualiste qui rejette la démocratie pour des motifs semblables à ceux des platoniciens - alors même qu'il aurait pu penser la démocratie autrement, comme un régime tragique et favorable à l'autonomie à partir du moment où elle permet la critique).

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La démocratie instaure, comme base la constituant, le principe d'égalité. En pratique cela peut sembler saugrenu, tant les inégalités sociales et économiques sont manifestes. 
Cependant, s'il y a bien quelque chose que tout le monde possède en droit et que l'égalité préserve, c'est la liberté d'expression. C'est un principe moral louable, mais qui possède un inconvénient majeur : plus la liberté d'expression est acceptée, revendiquée et imposée, et plus le contenu de ce qui est exprimé s'uniformise. Plus simplement, si tout le monde a le droit de s'exprimer sur n'importe quel sujet de manière égale, alors comment savoir qui est le plus pertinent ? Compliqué, puisque cela engendre comme conséquence première un relativisme exacerbé qui conduit à un "chacun son avis" qui fait froid dans le dos.

Du coup, tout ce qui est factuel ou qui fonctionne du moins selon la vérification de preuves n'est pas atteint. Et encore on pourrait en discuter. Mais toute discipline ou sujet fonctionnant sur l'argumentation et la logique devient finalement un maëlstrom de lieux communs, de poncifs et de clichés avec comme conclusion que "si l'on n'est pas d'accord l'on peut quand même chacun avoir raison". Combien ont pu entendre dans le langage commun que Monsieur Dupont suivait "sa philosophie" en faisant ses courses le dimanche ou pour quelque autre acte dénué d'intérêt, quel qu'il soit ?
La philosophie est dès lors devenue une discipline où tout le monde peut donner son avis, puisque chaque individu s'en voit accorder le droit. Tout le monde peut lire un livre de philosophie et dire n'importe quoi sur l'auteur puisque l'autodidacte possède la même légitimité que celui qui a écouté son professeur et travaillé dur. Ainsi tout le monde peut parler de philosophie de la même manière que tout le monde peut voter. De même si chacun a le droit de voter, acte le plus citoyen existant en démocratie alors les autres actes sont de facto possibles selon la logique commune. Il est d'ailleurs surprenant d'être davantage remis en cause lorsqu'on a fait des études dans un domaine par ceux qui n'en ont pas fait et qui en discutent pourtant.

J'ai fait personnellement l'expérience de ceci sur un autre forum, littéraire celui-ci, sur Wittgenstein, où je me retrouvais être contredit et dédaigné par des personnes qui lui faisaient dire le contraire de ce que Wittgenstein souhaitait signifier. La conclusion de ces autodidactes confirmés fut que Wittgenstein ne pensait pas ce qu'il disait et qu'il était un défenseur de la métaphysique.

Pour conclure, la démocratie telle qu'elle fonctionne en Occident actuellement, c'est la mise en avant des croyances et des opinions où finalement chaque raisonnement est une opinion qui ne concerne que celui qui l'appuie. L'argument est du coup mis de côté, et finalement à quoi bon réfléchir puisqu'une bêtise possède autant de poids si ce n'est plus ? Un nivellement par le bas qui fait son chemin dans l'instruction publique de plus en plus décadente, dans un retour du religieux ou dans des domaines tels que le paranormal qui sont des secteurs plus faciles à appréhender puisqu'aucune rigueur n'est nécessaire. 

L'expertise disparaît, on peut le remarquer quand un philosophe est mis au ban par un journaliste, un économiste par un conseiller de pôle emploi. On peut le remarquer lorsque l'on met, à l'instar de BFM, l'avis de Léonarda sur le même plan que la déclaration du Président de la République.

Je ne suis pas anti-démocrate, loin de là. Simplement la philosophie a trouvé son apogée lors de périodes troubles où justement peu de personnes pouvaient s'exprimer, par exemple lorsque le régime politique était oppresseur où qu'un dogme moral était imposé. La démocratie ne possède pas ces qualités de manière à ce que tout le monde les ressente.
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