C'est un problème d'une grande importance que vous soulevez.
Néanmoins, vous devriez commencer par définir clairement ce que sont la philosophie et la démocratie, du moins dans quelles figures historiques elles s'incarnent quand vous les évoquez. Car le choix des auteurs cités trahit un fort biais idéologique que le premier venu ne saurait voir. J'aimerais vous répondre plus longuement et argumenter, mais je n'en ai pas le temps. Seulement, il me semble que la suspicion à l'égard de la démocratie, venant d'un ethos platonicien, ne peut pas faire l'économie de la précision et de l'histoire. La démocratie et la philosophie ne sont pas des entités éternelles, de même que leur(s) rapport(s). Les auteurs cités critiquent la démocratie libérale comme si la critique platonicienne de la démocratie athénienne était encore valable, transposable sans changement. Or les rapports entre la philosophie (qui est aussi une praxis, ce qui implique une situation, des conditions socio-politiques particulières où se trouve le philosophe) et la démocratie ne peuvent être les mêmes de tout temps, tout simplement parce que les formes du pouvoir et du savoir, ainsi que les discours, changent.
A mon avis, l'art d'écrire que met au jour Strauss correspond bien plutôt à une situation politique où la religion est prégnante, voire trop et confondue avec la politique : même si la démocratie athénienne punit l'athéisme, ou plutôt le non-respect du sacré, ce sont d'abord la monarchie et l'Église qui ont pratiqué la persécution. Or Spinoza n'est pas Platon. Quant à Strauss, il s'inscrit directement à la suite de Platon. La démocratie a mis à mort Socrate, donc elle est mauvaise, son ignorance la conduisant à faire le mal, tandis que seul le philosophe connaît le Bien, donc le Juste. Que Socrate ait été un bouc-émissaire, c'est possible, mais il faut bien voir que la critique de Strauss s'inscrit dans une époque où il s'agit de dénoncer le totalitarisme et ses sources intellectuelles. Or, de même que Platon a critiqué les sophistes, Strauss a critiqué les Lumières qui à force de rompre avec la tradition auraient conduit à l'horreur nazie. Les intellectuels critiques seraient source de décadence, du nihilisme. La démocratie, liée au progrès, serait son contraire, destruction des valeurs plongeant dans le chaos et appelant à la tyrannie. C'est pourquoi le philosophe doit cacher son savoir, sa critique, et assurer un ordre vraiment stable - quitte à devenir lui-même un tyran ! C'est une interprétation qui recouvre des enjeux d'une gravité exceptionnelle. Ajoutons à cela l'influence de Nietzsche, lui-même étant politiquement une sorte de platonicien (seulement inversé). A chaque fois, il s'agirait de la crainte de la décadence morale provoquée par la démocratie, règne des opinions, faisant de l'homme un ignare qui se complaît dans son ignorance. Mais il est possible qu'à force de comparer la réalité à l'idéal il soit tentant d'imposer cet idéal et de déconsidérer le réel qui n'offre qu'une hostilité au philosophe avide de systématicité.
C'est vrai que l'homme moderne est un être débile, ou plutôt abêti (il faudrait savoir par quoi, quelles en sont les causes historiques, sociales ou politiques). Mais d'un autre côté, la question est de savoir si la démocratie émancipe ou non l'homme. Or l'histoire a montré que si, par exemple, le nazisme est venu au pouvoir via la démocratie c'est que celle-ci avait été fragilisée ? Par qui ? Par ceux qui s'opposaient à elle et à toute émancipation, prônant plutôt le retour à un ordre ancien. Cela signifie qu'il y a une forme de platonisme politique qui joue de la démocratie, de ses faiblesses, et l'amène à son contraire ou son double totalitaire. Or ce n'est pas le cas dans toute forme de démocratie ni avec toute philosophie (qui comprend aussi bien une ontologie qu'une politique). Personnellement, je partage les préoccupations de Strauss, de Nietzsche, voire de Tocqueville à l'égard de la démocratie. Mais on parle là de la démocratie moderne. Et il faut comprendre les raisons de sa décrépitude libérale ou de son auto-négation en régime totalitaire. Je crois que cette suspicion portée à l'extrême a plutôt participé à cette décrépitude et cette destruction en favorisant, paradoxalement, l'individualisme, le retrait de l'individu face à la politique, etc. Au fond, c'est la notion de responsabilité qui a disparu de la démocratie en même temps qu'elle (car est-elle vraiment une démocratie ? peut-on avoir une démocratie sans responsabilité basée sur la participation des citoyens et le contrôle de la vie politique ?), car on l'a fait disparaître - dès le début, puisque la représentation signifie l'absence des citoyens. Le libéralisme se méfie de la masse, comme si le prolétariat était irrationnel. A moins qu'il soit dangereux pour les possédants ?
Quant à Platon, ce dernier n'a jamais été inquiété, même dans son aversion affichée de la démocratie (tout en n'investissant plus la cité), par cette dernière (cf. Moses I. Finley, in Nous avons perdu la guerre de Troie). Les platoniciens critiquent la démocratie athéniennes parce qu'elle a condamné Socrate. Mais la lecture de Finley explique la complexité de la situation et rappelle le contexte politique, ainsi que la place du philosophe qui est encore un citoyen et ne se distingue pas du sophiste. Distinction que vous ne faites pas, mais semblez présupposer (si vous reprenez les auteurs cités) : pourtant la démocratie athénienne fut propice aux sophistes, lesquels sont combattus par les disciples de Socrate alors même que ces derniers ne s'en distinguent pas pour l'opinion. On pourrait autrement dire des sophistes qu'ils sont des philosophes parmi d'autres, et favorisés par Athènes puisque propices à la démocratie. Or ce sont les élites politiques qui vont profiter de leur éducation. Les aristocrates, qui veulent regagner leur pouvoir contre la démocratie, vont en profiter. Mais qui sont leurs éducateurs ? Socrate et ses disciples, qui revendiquent une cité idéale opposée à la démocratie et s'inspirant du modèle (fantasmé) de Sparte. Autrement dit : c'est la philosophie qui, par ses ambitions, s'est tiré une balle dans le pied. Socrate est la victime d'une machination politique, d'une vengeance, on ne sait pas très bien. Reste que le ressentiment ambiant ne fait pas oublier que la crise que vient de vivre Athènes trouve ses justifications idéologiques dans le discours des philosophes. La mort de Socrate serait la preuve que l'opinion est mauvaise, que la démocratie favorise l'erreur et qu'elle empêche la pensée. Or la vie démocratique d'Athènes montre le contraire : on critique jusqu'à la loi, et c'est dans ce contexte que s'élaborent la tragédie et la philosophie. Socrate d'ailleurs savait qu'il devait tout à la cité, qu'il n'aurait pas été possible autre part. Or l'histoire, via Platon, n'a retenu que la critique de la démocratie et des sophistes. C'est oublier ce qu'est la chose politique, qu'elle n'est pas le fait d'un savoir purement technique, et que les sophistes ont été l'équivalent des Lumières pour leur époque.
Cette méfiance à l'égard de la démocratie se retrouve chez les conservateurs et les révolutionnaires (ce qu'étaient les platoniciens : des révolutionnaires voulant instituer un ordre nouveau, pourtant reflet d'un idéal, mythe que l'on convoque pour asseoir la domination du petit nombre sur la masse jugée incapable, sotte et dangereuse). Or pour ma part j'avancerais que la démocratie libérale est paradoxalement un mixte mêlant le danger du platonisme politique et l'essor le plus incroyable de la bêtise et de l'opinion fausse. Je ne laisserais donc pas critiquer toute démocratie, par exemple la démocratie directe athénienne (bien qu'il soit juste de lui reprocher son esclavagisme et le sort fait aux femmes). J'attirerais aussi l'attention sur la stratégie qui consiste à critiquer la démocratie : quelles sont ses conséquences ? Que légitime-t-on ? Par quoi veut-on la remplacer ? Or, en général, il s'agit d'une variante du platonisme politique qui refuse la démocratie comme régime tragique. Logique qui nourrit aussi bien l'oligarchie, l'autocratie et les dérives totalitaires.
Quant au nivellement de la pensée : il y a bien sûr des illusions démocratiques (l'égalité dans les faits qui irait jusqu'à normaliser les conduites, les individus), alors que penser est aristocratique. Mais en un sens seulement, car la pensée ne donne aucun privilège (à moins d'être platonicien, justement, et de s'attribuer à soi-même un savoir qui distingue, tandis qu'il y a surtout production d'une justification dans la détention exclusive du pouvoir ; auto-justifier une domination infondée, c'est cela l'idéologie). Il faudrait nous prouver que les philosophes et les experts sont infaillibles, qu'il existe une vérité absolue et atteignable, qu'il n'y a pas ou plus à discuter. Par ailleurs, refuser la démocratie en prétextant le relativisme est une sorte de renonciation à la philosophie, à sa prise de risque, car le dialogue, le conflit des opinions contraires, est ce dont elle doit partir. Mais le platonisme refuse le conflit, la réalité, il chérit le désir d'une unité inexistante. Enfin, les tares de la démocratie libérale existent : mais cette démocratie n'est pas réductible à toute démocratie, et il faut lier ses difficultés à la société dans laquelle elle prend forme et qu'elle informe. Or on ne saurait critiquer le relativisme sans critiquer les freins à la pensée, à la responsabilité, etc., c'est-à-dire qu'il faut encore aller jusqu'à critiquer l'économie politique, ce qui nous mène à la critique du capitalisme, de la marchandisation, de l'État, des médias qui en sont les relais, de l'éducation, et d'autres choses encore qui structurent les rapports sociaux et constituent nos subjectivités. On pourrait alors dire que le problème n'est pas celui du principe démocratique, notamment de l'égalité, mais d'une démocratie qui n'est que représentative, contradiction dans les termes, oligarchie libérale dans laquelle certains intérêts sont défendus au détriment d'une liberté véritable. Serait-ce dire que le relativisme des masses est l'œuvre des platoniciens pour favoriser leurs intérêts ? Pourquoi pas, même si je crois que l'idéologie dépasse bien souvent les actions volontaires, et je ne voudrais pas tomber dans la facilité, voire dans la théorie du complot (j'appelle platonisme l'élitisme politique, aux valeurs conservatrices, voire réactionnaires, et associé à un idéalisme qui autrefois réalisme, au sens antique, s'est changé dans l'anti-platonisme revendiqué en idéalisme subjectiviste aux conséquences politiques semblables, souvent antidémocratiques, le paradigme étant pour moi Hamsun). Ainsi, la discussion est faussée, rendue impraticable, sauf dans le domaine privé.
Il faudrait aussi faire le point sur l'état de la philosophie : car là-dessus elle est restée platonicienne, en un sens, dans son refus de la discussion (confondue avec tout bavardage), mystique du petit nombre des élus qui détiennent une vérité impartageable (seulement entre initiés), que ce soit chez Heidegger ou Deleuze, toujours suspicieux du social, et allant même jusqu'à réfuter toute conception de la vérité par quoi la discussion serait possible.
La question devrait plutôt être transformée : se contente-t-on de la démocratie libérale et qu'en fait-on ? Quelle est la responsabilité du philosophe ? Faut-il choisir entre démocratie et philosophie, ou si l'on vient à voir leurs liens inextricables : quelles sont les conditions de leur entente et comment les favoriser ? Responsabilité qui, je pense, n'amoindrit aucunement la liberté de pensée (ce n'est pas la liberté d'opinion !), mais rend la pensée plus exigeante, plus à l'écoute du réel auquel le philosophe participe. Et il doit rendre des comptes, parce que penser ce n'est pas dire n'importe quoi selon son bon vouloir, ce n'est pas favoriser ses propres intérêts et subjuguer, ni encore justifier ce qui est. La philosophie n'est pas la servante de l'opinion, ni de la politique. Elle se confronte au réel, en permet une certaine compréhension, interroge ce qui semble acquis. Platon lui-même hérite d'une manière de faire, en dépit de ses idées, qui est due à la culture de son temps et de sa société. La philosophie n'est pas non plus irresponsable, car alors elle serait un vrai sophisme, une simple rhétorique, bref une arme politique, et non critique. Une philosophie irresponsable, qui ne rend pas des comptes, c'est un dogmatisme, c'est de l'opinion. (En dépit des partis pris, c'est cela qui m'intéresse chez des auteurs plus progressistes ou conservateurs : la façon dont chacun conçoit la responsabilité qu'implique toute liberté et toute vie en société.)
Or c'est aussi la faute à la philosophie si l'opinion et le pouvoir se sont développés dans certains sens, parce qu'il faut assumer le conflit public avec cette opinion et ce pouvoir d'où qu'ils viennent. Je ne suis pas certain que ni le platonisme ni l'anti-humanisme nous aident : ils ont pu même aggraver le dogmatisme et le relativisme (qui permet aussi, plus sournoisement, le dogmatisme), voire saper les conditions favorables à la philosophie en laissant, volontairement ou non, toute la place à cette opinion, au pouvoir qu'elle comprend. Or, à chaque fois, c'est le refus de la discussion publique, de l'autre et de la faillibilité qui font le jeu du repli sur soi et des heurts. Et justifier en dernière instance l'ordre établi, voilà ce qui mène au conformisme, surtout lorsqu'on a renoncé à la politique par suspicion à l'égard de toute forme de critique et de projet d'émancipation. Mais qu'est-ce qui gagne ? L'économie, c'est tout : on échange des valeurs et c'est tout.
Refuser la critique, c'est aussi ce qui laisse se développer le communautarisme d'origine religieuse et les idéologies politiques poussées à l'extrême dans la logique du parti. Mais il faut, bien sûr, que cette discussion ne soit pas un débat du type télévisé. Cela dit, je me demande si vouloir en finir avec l'opinion et l'empêcher de s'exprimer n'est pas illusoire et néfaste. Sans vouloir sombrer dans le relativisme, que je ne supporte pas, il est aussi naturel dans toute société (espérer un monde parfait, sans contradictions, donc sans histoire, alors que la démocratie est la société historique qui se sait historique et prolonge son histoire dans sa réflexivité critique, un monde d'hommes égaux dans une intelligence supérieure, c'est naïf et débile), sauf que sans vérité imposée il est normal que chaque perspective s'énonce sur le monde vécu. Maintenant le vrai problème est plutôt celui de la responsabilité dans le propos, de la liberté elle-même, du contrôle des informations, je veux dire de leur objectivité, mais cela passe aussi par la critique, ce que somme toute la démocratie et les médias permettent aussi. Je crois seulement que le droit à l'erreur ne doit pas s'accompagner de passivité à l'égard de l'opinion, mais que le rôle de la philosophie n'est pas non plus, au-delà de la pédagogie et de la critique, de dicter des conduites, des pensées et de se soustraire au monde social dans lequel elle évolue ou d'être seulement une justification pour des conduites (l'hédonisme de masse et l'idéologie politique des partis). Sinon la philosophie se coupe du monde, devient même un organe du pouvoir en justifiant l'ordre établi ou en ne le remettant en cause que de loin, tandis que la démocratie perd en réflexivité. Il faudrait aussi aborder le problème de la relation au savoir, le fait que la société se complexifie et que chaque science se spécialise tellement que même si le niveau d'éducation est très élevé on parle souvent de ce que l'on ne peut connaître à fond. Pourtant il faut bien se concerter pour agir, décider (or un événement radicalement nouveau n'appelle pas de solution préconçue) et cette éducation est aussi malheureusement déconnectée de la politique en tant que savoir purement technique (même la politique est devenue technique, une forme de gestion).
Ce qui me choque, ce n'est pas le pluralisme, c'est aujourd'hui l'absence de discussion, le fait que la tolérance, qui est nécessaire, est tellement devenue un dogme que chacun peut devenir sa propre autorité. Cela, par contre, je trouve que c'est dérangeant, et que cela va à l'encontre de toute autonomie réelle dont la condition est de savoir participer à un espace public, à un pouvoir commun, où la liberté s'accompagne de responsabilité, donc d'auto-limitation. On nous a poussé à cette hubris et on peine à en revenir. Au fond, si la philosophie est inséparable de la démocratie, il faut s'interroger sur son absorption par l'opinion aujourd'hui ; c'est peut-être que nous ne sommes pas dans la "bonne" démocratie et que la philosophie a contribué, historiquement, à jouer contre elle-même. C'est d'ailleurs le cas du libéralisme, qui projet politique d'émancipation et philosophie de la liberté, débouche concrètement sur quelque chose de peu glorieux, comme si le conservatisme bourgeois s'était assuré du contrôle de l'État et du pouvoir en laissant chacun dans une illusion de liberté individuelle dont il pourrait se suffire. Mais tout cela est bien expliqué par Lefort : la démocratie et la philosophie, dès qu'elles se croient assurées d'elles-mêmes, renoncent à l'auto-réflexivité et sombrent dans leurs propres illusions, la croyance en l'Un, par crainte ou désir de puissance, les changeant en leur contraire. Je crois que c'est le rôle du philosophe, maintenant, de rappeler à la démocratie ce qu'elle est : un régime tragique qui doit sans cesse faire preuve d'auto-critique et ne doit pas céder à la facilité, c'est-à-dire accepter que le réel soit dur ou décevant et qu'en matière de politique, comme de philosophie, il faut partir des contradictions du réel que peuvent imager les opinions dans les discours. Est-ce que cela suffit pour nous protéger de la bêtise et de la tyrannie ? Non, mais accepter les règles du jeu permet soit de trouver un terrain d'entente entre les opinions contraires qui peuvent s'exprimer, soit d'exprimer et de contredire des opinions, et chaque citoyen peut donc s'emparer des idées défendues dans les débats ou discussions, ce qui le pousse au moins à un peu relativiser son propre dogmatisme, ou du moins empêche son dogmatisme de se traduire en violence. Ce qui n'empêche pas les dialogues de sourds...
J'espère que cette longue digression saura élargir l'horizon de votre réflexion.