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La démocratie est-elle propice au développement de la pensée philosophique ?

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5 participants

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Euterpe a écrit:
Finkielkraut a été victime de la même chose (procès d'intention, etc.), dans l'émission de Ruquier. Un scandale.
Pourtant Natacha Polony a bien expliqué que chez une personne maîtrisant la langue et la pensée, il n'y avait pas à lire entre les lignes. Et Ruquier de la reprendre en lui disant qu'elle disait une grosse ânerie, car ce serait justement chez ceux qui n'ont pas cette maîtrise que leur écrit serait le reflet exact de leur pensée… C'est consternant. Et l'on ne voit pas Polony reprendre son patron, ou alors il y a eu coupure au montage. Il n'y a pas que Caron qui devrait s'abstenir, Ruquier devrait aussi se contenter de commenter les potins.

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Kthun a écrit:
Silentio, vous parlez des différentes choses que recouvre le terme "démocratie".
Oui, hélas, de manière bien chaotique, entre fièvre militante et fièvre grippale (deux maladies que je subis). :| J'espère au moins contribuer à votre recherche en apportant un point de vue différent qui peut servir à la contradiction et à complexifier les choses puisque le réel est plus compliqué et touffu que ce qu'on peut en dire. Au risque de perdre en clarté. Mais au moins il faut savoir de quoi on parle, à partir de quoi et d'où, tenter de définir la démocratie dans sa pluralité (théorique et pratique).
Kthun a écrit:
Or, vous ne mentionnez pas l'existence de la social-démocratie (correspondant à ce qui est visé par Schinz, à savoir la "démocratie sociale" pour reprendre sa propre terminologie).
En quoi la distingueriez-vous de la démocratie libérale ? N'en est-elle pas qu'une variante ? Est-elle autre chose ? Qu'est-ce que cela change ?
Kthun a écrit:
peut-être même qu'il se paie le luxe d'en "émanciper" quelques-uns au passage
Certainement, et ce serait très bien. Peut-être notre philosophe mystérieux de Normandie est-il devenu un passage obligé, un passeur sur la barque duquel on peut rester seulement un temps ou non, passeur qui peut, comme d'autres, mener à renoncer à la philosophie, à se jeter en elle ou à rester auprès du maître. Ce que je critique ce sont plutôt le fait de faire miroiter une connaissance facile de la philosophie, sans trop demander d'efforts au lecteur (qui croyant comprendre les choses et reconnaissant dans l'enseignement du philosophe ce qu'il pense déjà ne sera peut-être jamais vraiment critique), et l'espèce de sectarisme qui entoure le philosophe devenu phénomène médiatique et gourou, c'est-à-dire, pour le dire avec Kant, un directeur de conscience.
Kthun a écrit:
Au nom de quoi ne serait-il pas philosophe ?
La question de la définition de ce qu'est le philosophe est problématique, c'est vrai, d'autant plus que sa figure change, comme vous le soulignez, selon les sociétés et l'histoire. S'il n'y a pas d'essence du philosophe à proprement parler, il faut se tourner vers sa reconnaissance : qui fait le philosophe ? Les médias, le public, les éditeurs, l'homme qui s'autoproclame philosophe ? Un peu tout cela ? Oui, sûrement. Mais on peut toutefois avancer quelques arguments, comme j'ai pu le faire ici et là à plusieurs reprises, pour critiquer certaines stratégies discursives et avancer qu'au moins il ne s'agit que d'un philosophe médiocre, ou qui jouit d'une importance qui ne correspond pas à ses qualités réelles, et qu'il n'est au pire qu'un sophiste (au sens péjoratif du terme). Ou bien l'on peut dire : ce n'est qu'un historien de la philosophie, un essayiste, il a du succès mais ce succès ne fait ni sa qualité ni son originalité et son importance dans la pensée. Faisons-en un philosophe si vous voulez (si le philosophe, maintenant, n'est qu'un professeur ou un écrivain qui parle de philosophie), mais alors distinguons à nouveau : ce n'est pas un penseur. A-t-il introduit par son travail de nouveaux concepts, de nouvelles problématiques fondamentales, etc. ? Certains critères objectifs permettent de distinguer les philosophes entre eux, même si on a renoncé à toute définition de ce qu'est le philosophe (parce qu'il y a autant de définitions que de philosophies ou même de philosophes, bien qu'ils soient tous mis, dans le même temps, dans le même sac par la société). Je ne prétends pas vous avoir répondu, parce que je ne l'ai pas fait, je ne sais pas si je le peux. Mais au moins vous m'obligez à nuancer. Ajoutons à cela, tout de même, que je disqualifie un prétendu philosophe quand, faisant preuve d'orgueil et revendiquant la critique, il ne fait que flatter l'opinion et avancer le conformisme : or vous savez très bien, et il suffit juste d'un peu de recul pour cela, que le philosophe que vous mentionnez, loin d'ailleurs de faire preuve d'une méthode qui l'honore, ne fait que répéter des choses convenues ou justifier les conduites de son public petit-bourgeois qui l'acclame justement pour cela en se sentant justifié dans son existence et libéré du poids de toute mauvaise conscience, c'est-à-dire de toute auto-critique que devrait permettre la philosophie... ou la psychanalyse (et tout cela est malheureusement fait au nom de la critique). (Il me semble donc qu'un philosophe digne de ce nom sait faire preuve d'auto-réflexivité, il revient sur ce qu'il fait, sur ce qu'il dit, par exemple pour se corriger, peut-être parce qu'il prend le discours philosophique au sérieux et qu'il se sent responsable de ses propos.)
Kthun a écrit:
Auquel cas, comment définir le philosophe (en partant du principe qu'il diffère et de l'expert et de l'intellectuel, que le philosophe ne soit pas absorbé par ces derniers) ?
Je ne sais pas. Mais en me souvenant des débats télévisés où j'ai pu voir des philosophes médiatiques prendre parti, sans trop argumenter, comme les autres interlocuteurs, je peux dire que je fais la différence entre ceux qui veulent réfuter et ceux qui savent être réfutés. Au fond, c'est peut-être une question d'attitude, d'ethos. Or je ne constate pas que notre philosophe "Mc Chose-en-soi, aka X" fasse preuve d'honnêteté intellectuelle, d'ouverture, d'auto-critique, de retenue, de prudence, de doute, etc. Il outrepasse souvent l'argumentation pour utiliser ses théories et son statut dans la polémique où il ne s'agit que de se défendre lui, de se valoriser. Or comme le disait à peu près Deleuze, plus la pensée est pauvre et plus le "penseur" prend de l'importance. C'est cela aussi, je pense, qui ne sert pas la philosophie. A la limite, le philosophe n'est plus qu'une marque, un prétexte pour servir je ne sais quels intérêts, il est passé tout entier dans l'adjectif "médiatique". C'est du spectacle. Je peux vous dire que cela se sent tout de suite que ce n'est pas la même chose, pas le même monde, quand on assiste aux séminaires ou cours de Pierre Manent, Jacques Bouveresse ou même Quentin Meillassoux. Ils maîtrisent ce dont ils parlent, font vraiment réfléchir, sans être pédants (Pierre Manent a quelque chose de Woody Allen, aussi bien physiquement que dans son humour), ils sont modérés, argumentent, etc. Bien entendu ils exercent dans des lieux dédiés à leur activité et n'ont pas le même public. Ils ne sont pas là pour imposer leur vérité ou séduire, ce ne sont pas des destructeurs mais des constructeurs, ce qui ne les empêche pas de se livrer à la critique la plus incisive et la plus intelligente. Seraient-ils différents s'ils ne vivaient que par le biais de la télévision ?
Kthun a écrit:
Le philosophe (bien sous tous rapports, qui n'a pas le droit au qualificatif d'idéologue, par exemple Habermas) est-il celui qui défend de manière "critique" (pour reprendre votre expression) la démocratie ? De la même manière qu'il existait, fut une époque pas si éloignée, un marxisme sophistiqué (ésotérique) pour un public restreint et un marxisme vulgaire pour le grand public : pouvons-nous dire, actuellement, que la ligne de démarcation se situe entre le démocrate raffiné et le démocrate vulgaire ?
Il est difficile aujourd'hui de défendre autre chose que la démocratie, ou alors on est un auteur sulfureux et cantonné à un public en particulier. Je pense par exemple à Alain Badiou (qui, bien qu'il soit médiatique, est tout de même un très grand philosophe, et un bien meilleur orateur que certains qui n'ont pas à leur actif un travail qui leur permettrait vraiment de prétendre au rang qui leur a été conféré - et je dis cela en n'étant pas du tout convaincu par la politique de Badiou). Après je pense que la marque d'un penseur, ou de l'honnêteté intellectuelle, c'est la nuance, donc la critique qui ne soit pas restrictive au point de se fermer à d'autres interprétations du réel. On ne peut pas sérieusement voir le monde tout en noir ou tout en blanc. Vous-même n'êtes pas contre la démocratie, je suppose, et vous vous souciez tellement d'elle que vous acceptez d'en comprendre le fonctionnement et de voir ce qui la menace de l'intérieur. Et vous êtes d'abord soucieux d'exactitude, de probité. Vous ne souhaitez pas plaquer vos désirs, vos préjugés sur la réalité pour la façonner à votre image, pour vous donner à vous-même raison. Quant à moi, je peux être en désaccord avec certains auteurs conservateurs sur les solutions ou les conséquences de leur pensée, il reste que je ne saurais penser sans eux, parce que penser, critiquer, c'est se confronter à soi-même et c'est prendre conscience que beaucoup de choses nous dépassent. C'est pourquoi je distingue deux attitudes dont une consiste au fond en une forme de dogmatisme (même s'il se donne d'autres airs) et l'autre en un recueillement critique des opinions et des arguments (avec en vue un souci d'objectivité qui implique faillibilité et responsabilité). Quant à l'existence de deux niveaux de discours, correspondant à deux catégories sociales, cela existe sûrement. Mais pour reprendre ce que je voulais dire à JimmyB : je ne suis pas certain que cela communique beaucoup et, au fond, même si le citoyen lambda peut lire tel ou tel auteur, pour se conforter dans son jugement par exemple, il reste qu'on s'ouvre peu à l'autre et que les philosophes sont peu écoutés. Je ne pense pas qu'il y ait un déclin de civilisation qu'on pourrait juger d'après cela, car notre situation n'est pas tellement différente de celle d'autres époques. Même aux alentours de Mai 68 on écoutait et connaissait moins Althusser ou Sartre (qui était moqué par les militants purs et durs) que le PCF, alors même que c'était une époque de mandarinat, de maîtres intellectuels qui faisaient, du moins dans les cercles intellectuels, autorité. (Tout cela me fait penser que j'aimerais lire les travaux du sociologue Louis Pinto sur la philosophie et la place du philosophe). Je ne cautionne pas pour autant la bêtise. En même temps, je ne sais pas si le surplus de théorie ne serait pas un frein à l'action des masses (dont vit la politique). En tout cas une chose est sûre : la version vulgaire de la démocratie qui est défendue mène malheureusement au populisme et menace donc la "démocratie" (même imparfaite) de l'intérieur et les masses restent sourdes aux théories critiques, peut-être parce que ces dernières semblent déconnectées du réel, ne pas offrir de prise sur lui. Et qui a le temps de lire ces théories ? Qui peut savoir qu'il vaut mieux lire Strauss et Arendt qu'un philosophe à l'identité malheureuse (qui d'ailleurs avait raison de citer Castoriadis à un moment pour dire qu'il ne fallait pas avoir honte de défendre nos valeurs) et qu'il est influencé par eux ? Et quitte à aller dans l'autre sens, je fais confiance à l'intelligence de bon nombre de citoyens, surtout s'ils ne sont pas des militants purs et durs, pour avoir quelque bon sens et quelques connaissances (même si le bon sens, en réalité, ne va pas de soi), parce que les jeunes qui lisent un peu, par exemple, ont lu Orwell, Bourdieu, et quelques autres auteurs qui leur permettent de ne pas tout prendre naïvement. (Et il faut avouer que les intellectuels, bien souvent, sont ceux qui ont le moins le sens du réel, du pratique...)
Kthun a écrit:
Pourquoi la connaissance n'est-elle pas loin de disparaître (nous pouvons en faire un autre fil, si vous le souhaitez, au cas où cela nous mènerait hors des sentiers battus du sujet) ?
Parce qu'on ne sait plus lire et que notre rapport au savoir est en train de changer complètement ? Bien plus qu'avec le codex, le savoir passe de notre tête aux écrans devant nous. Il est donc illimité, en réserve, mais nous n'avons plus de mémoire et surtout nous consommons tellement d'informations, qui souvent sont mises sur le même plan, que nous ne savons plus juger, critiquer, penser. Il n'y a plus d'autonomie, seulement de la technique. Nous sommes vides, évidés, et dépendants de la machine. Ce qui d'ailleurs fausse tout notre rapport au monde (nous devenons de grands enfants).

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Silentio a écrit:
Parce qu'on ne sait plus lire et que notre rapport au savoir est en train de changer complètement ? Bien plus qu'avec le codex, le savoir passe de notre tête aux écrans devant nous. Il est donc illimité, en réserve, mais nous n'avons plus de mémoire et surtout nous consommons tellement d'informations, qui souvent sont mises sur le même plan, que nous ne savons plus juger, critiquer, penser. Il n'y a plus d'autonomie, seulement de la technique. Nous sommes vides, évidés, et dépendants de la machine. Ce qui d'ailleurs fausse tout notre rapport au monde (nous devenons de grands enfants).

N’êtes-vous pas en train de noircir le tableau ? Le savoir ne peut pas passer de notre tête aux écrans, car le savoir correspond justement aux connaissances acquises. Ce qui se trouve sur les écrans est, au mieux, de l’information et, la plupart du temps, de simples données. J’entends information dans le sens où ces données ont été dotées d’une forme qui les rend utilisables dans le cadre d’une problématique particulière.
 
Les données et les informations sont aujourd’hui largement accessibles et je ne vois aucune raison de nous en plaindre. Que certains fassent le raccourci entre l’accès à ces données et l’information, voire même entre l’information et le savoir, c’est dommage pour ces personnes, mais ça n’entrave pas ceux et celles qui travaillent réellement à l’acquisition d’un savoir. Les personnes qui s’illusionnent maintenant d’un « savoir » qu’elles n’ont pas acquis s’illusionnaient avant d’idées reçues provenant de bien d’autres sources.
 
Des signes de disparition de la connaissance seraient probablement à rechercher dans une diminution du nombre de chercheurs, d’universités, de publications de qualité, de découvertes… Mais cela ne me semble pas être le cas.

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J'ai enfin vu la vidéo avec Finkielkraut chez Ruquier. Il est en fait assez nuancé et intelligible. Mais je ne comprends pas son attachement viscéral au mythe de la nation. Comme si le seul vivre-ensemble, la seule communauté politique était la nation. Or on a aussi fait des choses horribles en son nom... Et elle demeure aussi mystérieuse et vide que la notion d'identité. Le problème de la France ne vient pas de là, c'est surtout qu'elle est écrasée par son histoire et ne sait pas comment agir dans un monde qui se dessine devant elle et qu'elle ne comprend pas. Elle voit toutes ses illusions sur elles-mêmes s'effondrer et peine à se réinventer. Pourquoi ne pas se méfier de tous les idéaux, dont d'ailleurs les conséquences historiques ont été désastreuses, et ne pas plutôt bâtir une confiance en soi en profitant du mouvement historique, pourquoi ne pas inventer au lieu de s'auto-flageller (comme si l'histoire était une Chute à expier et qu'on avait perdu le Paradis : ce qui est vrai en un sens, mais il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de Paradis sur terre, et donc aucune perte à racheter) ?

D'ailleurs, soit dit, en passant, cette question est aussi intellectuelle et déconnectée du réel que la problématique soulevée par Finkielkraut : le Français voit bien qu'il y a une crise, que ses acquis partent en fumée, que son chez soi et la sécurité qu'il lui apporte sont menacés. Mais la première menace qu'il subit au quotidien concerne l'emploi salarié, le chômage. La question identitaire n'est qu'un fantasme pour donner forme à son malaise et l'expulser via des figures de bouc-émissaire. Il est d'ailleurs plus facile de s'en prendre à une personne physiquement ou à un groupe social (religieux, politique, etc.) que de lutter contre ce grand criminel invisible qui nous échappe toujours, le capitalisme.  

Quant à la civilisation menacée, il faut regarder les chiffres, l'immigration ne nous mène aucunement vers un "grand remplacement" (pour parler comme Renaud Camus). Qui vient en France par exemple ? Surtout des Européens et des étudiants. La réalité subjective s'oppose à la réalité factuelle.

De plus, je trouve bizarre la façon dont Finkielkraut avoue se défausser de sa responsabilité à l'égard de la réception de ses idées, de même pour la façon qu'il a de commencer par esquiver la question, d'une grande importance, sur son rapport au Front National. Il a beau dire qu'il s'en distingue, les idées demeurent semblables. Et quand on veut détruire la soi-disant "bien-pensance", on fait aussi le jeu d'un parti en mettant à mal ses ennemis qui incarnent, intelligemment ou non, une forme de vigilance démocratique. Quant à l'argument ad hitlerum, Finkielkraut le remplace par l'argument ad bien-pensance. Monopolisant la "réalité", il semble ne pas pouvoir être critiqué. Toute critique est forcément illégitime, un malentendu, etc. Aymeric Caron n'a peut-être pas lu correctement le livre, mais il exprime des craintes légitimes, me semble-t-il, c'est-à-dire qu'il interroge la portée, dans l'espace public, de l'œuvre qui n'est pas réductible à ce qu'elle est mais est aussi un acte politique avec des répercussions dans la société. Quant à "lire entre les lignes", pourquoi pas avec un straussien ?

Je ne comprends pas non plus pourquoi croire que l'homme peut prendre son destin en main s'oppose à toute idée d'héritage. Hériter ce n'est pas rester figé, c'est faire vivre ce dont on hérite, porter au présent ce que le passé nous offre. Et si la crétinisation de la jeunesse est vraie, portée par une idéologie qui dépasse la seule gauche, qui a plus à voir avec la société bourgeoise, je ne vois pas que le passé soit oublié : il suffit de voir comment les Français et le marketing s'emparent de Proust, Camus, etc., qui sont célébrés d'une manière folle, d'ailleurs dans une sorte de revendication, surtout en temps de crise, de la grandeur fantasmée de la culture française (qui vit de son propre pessimisme, de ses lamentations et s'ouvre peu à la littérature étrangère). Enfin, le "processus d'égalisation des valeurs" n'est-il pas moins le fait de la démocratie que celui du capitalisme qui transforme l'individu en individu-roi, c'est-à-dire en consommateur qui revendique ses droits de consommateur ?

C'est cela qu'est devenue la société : un système de prestations de services, un grand marché où tout est fait autour du consommateur, un échange aveugle de valeurs, etc. La culture s'est démocratisée pour embrasser la logique du marché. L'individu est une abstraction née du libéralisme économique. Le problème de la globalisation, avec toutes ses conséquences (uniformisation culturelle, immigration, menace de la souveraineté, alors que dans le même temps les États n'ont jamais été aussi puissants, du moins en matière sécuritaire, technicisation, etc.), est le fait d'une logique économique. Et l'attaque des conséquences ou des symptômes ne change rien à la maladie elle-même. Cela dit, je ne pense pas que le multiculturalisme soit mauvais parce qu'il serait le fruit de ce libéralisme fou. La logique marchande et la politique communautaire peuvent marcher main dans la main, et cela ne signifie aucunement un projet d'émancipation qui les soutiendrait. On a au contraire affaire à la privatisation, au repli sur la sphère privée. C'est le contraire de la démocratie, du moins si l'on pense que la démocratie n'est pas le libéralisme particulier qu'on connaît. Du coup, pour autant que je partage les critiques de Finkielkraut, je ne vois pas du tout que le problème vienne du manque de sentiment national : parce que d'une part la plupart des gens ont plutôt tendance à croire spontanément à un ordre quasi-naturel, allant de soi, où les idoles de l'État, de la nation, etc., ont le dessus, et parce que le manque de responsabilité et de souci de l'appartenance à la chose commune n'est pas une cause, mais une conséquence d'autre chose qui met paradoxalement à mal la politique. Le libéralisme sépare politique et citoyens. Le mythe de la nation est peut-être une idéologie pour asseoir la légitimité du pouvoir tout en maintenant les citoyens à l'écart, invités à jouir de leur pseudo-liberté en privé (l'État s'occupe d'eux, les protège et se nourrit de la puissance qu'ils peuvent lui apporter via les ressources produites). Finalement, la privatisation fait le jeu des différents pouvoirs par le conformisme qu'elle entraîne ou soutient.

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Silentio a écrit:
Kthun a écrit:
Or, vous ne mentionnez pas l'existence de la social-démocratie (correspondant à ce qui est visé par Schinz, à savoir la "démocratie sociale" pour reprendre sa propre terminologie).

En quoi la distingueriez-vous de la démocratie libérale ? N'en est-elle pas qu'une variante ? Est-elle autre chose ? Qu'est-ce que cela change ?

Pour bien faire comprendre cette opposition : la démocratie libérale correspondrait, en m'inspirant de Humboldt, à un régime politique au sein duquel l'État se voit limité à ses fonctions régaliennes : défense du territoire, sécurité intérieure, sûreté des personnes et réparation lorsque les droits d'autrui sont lésés. La démocratie sociale, quant à elle, aurait pour dessein le bien-être des individus, justifiant l'intervention de l’État dans toutes les sphères de la société.

Silentio a écrit:
[...] et l'espèce de sectarisme qui entoure le philosophe devenu phénomène médiatique et gourou, c'est-à-dire, pour le dire avec Kant, un directeur de conscience.

Pour être tout à fait juste : le béotien aussi, en tant qu'observateur extérieur, pourrait avoir l'impression d'assister à une scène dans laquelle l'auditoire écoute religieusement un oracle à travers lequel s'exprime la divinité Espace Public.

Silentio a écrit:
Ou bien l'on peut dire : ce n'est qu'un historien de la philosophie, un essayiste, il a du succès mais ce succès ne fait ni sa qualité ni son originalité et son importance dans la pensée. Faisons-en un philosophe si vous voulez (si le philosophe, maintenant, n'est qu'un professeur ou un écrivain qui parle de philosophie), mais alors distinguons à nouveau : ce n'est pas un penseur. A-t-il introduit par son travail de nouveaux concepts, de nouvelles problématiques fondamentales, etc. ?

Justement, à titre d'hypothèse, peut-on être autre chose, aujourd'hui, qu'un historien de la philosophie (le point de vue adopté, l'érudition, le talent et l'intelligence de l'analyse contribuant à sa valeur et reconnaissance, ce pour quoi au premier chef il est implicitement reconnu, même sans détenir ce titre) ? Si oui, la différence entre X et Manent correspondrait à la séparation entre l'historien de la philosophie vulgaire et l'historien de la philosophie savante. Il serait également vrai que, indépendamment du mérite de ce type d'historien, le développement de la pensée philosophique ne serait guère favorisé ; même si la postérité en retiendra probablement quelque chose, mais seulement en tant qu'historien de la philosophie et reflet d'une époque.

Silentio a écrit:
Ce que je critique ce sont plutôt le fait de faire miroiter une connaissance facile de la philosophie, sans trop demander d'efforts au lecteur [...]. Bien entendu ils [Manent et Meillassoux] exercent dans des lieux dédiés à leur activité et n'ont pas le même public. [...] En tout cas une chose est sûre : la version vulgaire de la démocratie qui est défendue mène malheureusement au populisme et menace donc la "démocratie" (même imparfaite) de l'intérieur et les masses restent sourdes aux théories critiques, peut-être parce que ces dernières semblent déconnectées du réel, ne pas offrir de prise sur lui. Et qui a le temps de lire ces théories ? Qui peut savoir qu'il vaut mieux lire Strauss et Arendt qu'un philosophe à l'identité malheureuse (qui d'ailleurs avait raison de citer Castoriadis à un moment pour dire qu'il ne fallait pas avoir honte de défendre nos valeurs) et qu'il est influencé par eux ?

Votre effort, louable, de ménager la chèvre et le chou révèle néanmoins que vous ne pouvez pas ne pas différencier, discriminer, hiérarchiser (le philosophe, le sophiste, le penseur, le philosophe digne de ce nom, cortège qui défile inlassablement) comme tout un chacun. Au demeurant, pour partir de votre définition du philosophe en fonction de son public il s'avère nécessaire, pour que ce dernier puisse l'apprécier à sa juste valeur, qu'il fasse preuve d'un certain goût et d'auto-discipline en fournissant quelque effort intellectuel (afin de déchiffrer les propos de notre philosophe), ennemi de l'accessibilité donc de la facilité ; il y aurait donc une barrière - résistant au flot des multitudes - à franchir (qui ne signifie pas pour autant qu'elle soit infranchissable) avant d'accéder à cet espace réduit constituant un luxe. Strauss et Arendt, des philosophes du passé, seraient-ils supérieurs, par le développement de leur pensée, à ceux du présent ? Récusez-vous, non le droit de philosopher, mais le droit à philosopher ? D'aucuns, indignés, diraient que vous êtes pris en flagrant délit d'élitisme.

Je soumets cet article, irénique, de Pascal Engel sur le rapport entre démocratie et philosophe qui a pour vocation la vérité : http://revueagone.revues.org/959
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