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La démocratie est-elle propice au développement de la pensée philosophique ?

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5 participants

descriptionLa démocratie est-elle propice au développement de la pensée philosophique ? - Page 5 EmptyRe: La démocratie est-elle propice au développement de la pensée philosophique ?

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J'ai un peu oublié les termes du débat, je sais seulement que je ne suis pas très fier de mes interventions. Mais soit, assumons tout cela puisque nous sommes là pour discuter.
Kthun a écrit:
Pour bien faire comprendre cette opposition : la démocratie libérale correspondrait, en m'inspirant de Humboldt, à un régime politique au sein duquel l'État se voit limité à ses fonctions régaliennes : défense du territoire, sécurité intérieure, sûreté des personnes et réparation lorsque les droits d'autrui sont lésés. La démocratie sociale, quant à elle, aurait pour dessein le bien-être des individus, justifiant l'intervention de l’État dans toutes les sphères de la société.
Merci pour cette distinction. Mais à quoi vous sert-elle ? Que vouliez-vous dire en distinguant ces deux types de démocratie ? S'agit-il de les opposer ? Car l'on pourrait affirmer qu'au fond on a toujours le même problème : l'État, qu'il s'agisse d'une "démocratie" avec un État trop restreint (oubliant le social et l'économie au profit d'une politique formaliste) ou un État trop présent (qui empiète sur les libertés privées, par exemple via la bureaucratie). Or la démocratie, au sens strict, suppose l'absence d'État (en son sens moderne). De plus, on pourrait tout à fait supposer, comme le pense Foucault par exemple, que le well-fare state n'est qu'une extension des logiques de la démocratie libérale, notamment quand l'État gestionnaire étend son pouvoir sur une base sécuritaire (surveillance, contrôle, etc.) et au nom du bien-être collectif. Le totalitarisme naît au sein même de cette logique. Je pense, par ailleurs, qu'on peut vouloir un État minimal, si l'on ne veut pas l'abolir, mais qu'il faut pour cela une subjectivité qui ne soit plus assujettie à cet État. Il faudrait également un ensemble de solidarités à même de remplacer l'État. Or en France nous n'en sommes pas là. Et nous sommes toujours dans une forme d'équilibre instable qui ne correspond ni au libéralisme ni à l'étatisme outrancier.
Kthun a écrit:
Pour être tout à fait juste : le béotien aussi, en tant qu'observateur extérieur, pourrait avoir l'impression d'assister à une scène dans laquelle l'auditoire écoute religieusement un oracle à travers lequel s'exprime la divinité Espace Public.
Sauf que l'espace public n'est personne, ce n'est que la rencontre de différentes volontés. Après, il est tout à fait possible qu'il n'y ait plus qu'une seule voix qui parle au travers de tous ces figurants qui sont chacun des variantes du libéral et du bourgeois. Mais il est à noter, toutefois, que même la réaction, l'anti-modernisme si l'on veut, s'inscrit parfaitement dans cette modernité. On n'en sort pas. En pensant à cela, d'ailleurs, je me remémore Bourdieu qui avait bien montré l'impossibilité de critiquer les règles du jeu et l'illusio des médias (qui sont la nouvelle forme prépondérante de l'espace public, et peut-être, en un sens, son fossoyeur).
Kthun a écrit:
Justement, à titre d'hypothèse, peut-on être autre chose, aujourd'hui, qu'un historien de la philosophie (le point de vue adopté, l'érudition, le talent et l'intelligence de l'analyse contribuant à sa valeur et reconnaissance, ce pour quoi au premier chef il est implicitement reconnu, même sans détenir ce titre) ?
Tout à fait, il suffit de lire autre chose que des commentaires et d'aller lire la littérature savante (par opposition à la littérature profane constituée maintenant par les essais de soi-disant spécialistes). Prenez Clément Rosset, Jacques Rancière ou encore Quentin Meillassoux. Certains ont plus de succès que d'autres, les publics diffèrent, mais il s'est à chaque fois passé quelque chose de proprement singulier ou nouveau. Mais la philosophie ne produit pas ses concepts, ne se renouvelle pas à la vitesse de l'actualité. Les classiques sont peu nombreux, les nouveautés s'épuisent entre celles qui vivent et meurent avec l'actualité (si ce sont des essais) ou bien ne concernent que quelques spécialistes. Cela dit, il me semble nécessaire, jusqu'à un certain point, d'être historien de la philosophie aujourd'hui pour être philosophe, on ne peut plus croire naïvement en une sorte d'inspiration poétique ou platonicienne qui dévoilerait une vérité intemporelle à un homme abstrait qui ne serait que pure pensée.
Kthun a écrit:
Si oui, la différence entre X et Manent correspondrait à la séparation entre l'historien de la philosophie vulgaire et l'historien de la philosophie savante.
Cette différence existe, je la constate du moins dans l'édition. Mais en ce qui concerne Manent, il n'est pas qu'un historien, il est surtout philosophe parce qu'il a élaboré une pensée politique qui ne fait pas du tout que répéter ou approfondir les classiques ou l'enseignement de Strauss.
Kthun a écrit:
Votre effort, louable, de ménager la chèvre et le chou révèle néanmoins que vous ne pouvez pas ne pas différencier, discriminer, hiérarchiser (le philosophe, le sophiste, le penseur, le philosophe digne de ce nom, cortège qui défile inlassablement) comme tout un chacun. Au demeurant, pour partir de votre définition du philosophe en fonction de son public il s'avère nécessaire, pour que ce dernier puisse l'apprécier à sa juste valeur, qu'il fasse preuve d'un certain goût et d'auto-discipline en fournissant quelque effort intellectuel (afin de déchiffrer les propos de notre philosophe), ennemi de l'accessibilité donc de la facilité ; il y aurait donc une barrière - résistant au flot des multitudes - à franchir (qui ne signifie pas pour autant qu'elle soit infranchissable) avant d'accéder à cet espace réduit constituant un luxe. Strauss et Arendt, des philosophes du passé, seraient-ils supérieurs, par le développement de leur pensée, à ceux du présent ? Récusez-vous, non le droit de philosopher, mais le droit à philosopher ? D'aucuns, indignés, diraient que vous êtes pris en flagrant délit d'élitisme.
Je n'ai jamais renié cet élitisme-là, encore qu'il faille s'entendre là-dessus, car il ne s'agit que d'humilité philosophique (ajoutons à cela la pudeur, la responsabilité accompagnant la liberté, et l'auto-limitation : ce qui, j'en conviens, n'existe pas dans notre société, c'est bien dommage), paradoxalement, et clairement pas d'un élitisme politique. Penser est difficile, chacun peut essayer de penser mais ne pense pas simplement parce qu'il en a décidé. Il s'agit plus que de l'acquisition d'un code et d'un habitus. On peut d'ailleurs être un bon universitaire sans rien produire de concrètement philosophique. Cela dit, on considère aujourd'hui qu'est philosophe celui qui s'occupe de philosophie. Soit, mais chacun, sans verser dans la mystique de l'homme d'exception, n'en est pas au même niveau dans l'approche de la philosophie. Et chacun ne fait pas la même chose. Ajoutons à cela une autre difficulté : à moins d'être platonicien, comme l'est en un sens chaque philosophe original en prétendent incarner le philosophe tel qu'il l'a défini, on constate une multitude de sens, chez les praticiens eux-mêmes, de ce qu'est le philosophe. Du coup, objectivement, on en reviendrait à définir le philosophe en tant que celui dont l'activité est liée à une discipline particulière qui rassemble un corpus d'auteurs et textes qu'une tradition a rassemblé sous un même nom, auteurs et textes qui revendiquent une appartenance à la philosophie. Il suffit alors, peut-être, de constater la différence d'ambition et de réalisation entre les travaux de ces auteurs canoniques et ceux des universitaires. Quant à un individu qui sortirait des sentiers battus, à moins d'être un génie (et donc une exception qui confirme la règle), il ne pourra jamais prétendre philosopher sans passer par une initiation à la philosophie, ce qui suppose déjà une introduction à l'histoire de la philosophie et de la pensée. On ne pense pas à partir de rien.

Par ailleurs, je veux bien parler d'une "égalité des intelligences" comme Rancière, mais cela signifie seulement que nous avons en droit la même possibilité de réfléchir. Mais penser n'est pas qu'affaire d'intelligence, c'est autre chose. Je dirais même qu'au sens où je l'entends, le penseur est peut-être un idiot et que monsieur tout-le-monde est plus intelligent que lui. Le réel et la vie pratique lui sont des problèmes. Maintenant il a un travail spécifique, de la même manière que l'artisan. Or l'artisan peut apprendre, s'il le souhaite et avec beaucoup d'efforts, à réfléchir, voire à penser s'il y est disposé. Le philosophe peut aussi apprendre à fabriquer une chaussure, même s'il est maladroit. Mais de la même manière que le philosophe n'a peut-être pas suffisamment d'expérience dans la chaussure pour parler dessus en connaissance de cause, l'artisan qui veut parler de la philosophie doit aussi savoir de quoi il parle. Donc il ne faut pas que le philosophe occulte la praxis au profit de la théorie (qui est auto-légitimante et coupe du réel, c'est cela l'abstraction, c'est ce qui sépare), ni que le péquin lambda croie pouvoir rivaliser avec les intellectuels, en matière de théorie, se permettant même par là de nier le minimum basique exigé pour philosopher via le relativisme et l'anti-intellectualisme par exemple. Ayant dit cela, je ne cautionne aucunement par là la supériorité de l'un sur l'autre, et donc encore moins le fantasme du philosophe-roi ou celui de la souveraineté du petit peuple. Je propose plutôt de faire la part des choses, de remettre chacun à sa place et de me moquer un peu, s'il le faut, du philosophe qui en matière de prétention vaut au moins, si ce n'est plus, l'homme ordinaire (étant lui-même cet homme ordinaire qui sait si bien revêtir les beaux habits de la théorie pour se magnifier).

Enfin, pourquoi la démocratie favorise-t-elle la vérité ? Parce qu'elle n'est pas qu'affaire de rapports de force, elle est ou devrait être (grande question !) aussi une procédure de vérification (ou de mise en question) de la légitimité des discours et du pouvoir.

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Kthun a écrit:
peut-on être autre chose, aujourd'hui, qu'un historien de la philosophie (...) ?

Le problème que la démocratie pose à la philosophie, c'est que la première affirme, au détriment de la deuxième, et en somme, que s'il y a quelque chose comme une "vérité", alors il y en a nécessairement plusieurs, puisqu'elles émergent de l'opinion. En ce sens, la philosophie ne peut plus être axiologique. Du reste, l'importance accordée aujourd'hui aux frontières du ou des champs d'application de la morale et de l'éthique, montre, d'abord, que la philosophie court après la réalité, dont le changement permanent lui interdit de placer au-dessus de l'humanité un quelconque modèle. La tâche qu'elle semble se donner depuis quelques décennies (laissons de côté le commentaire du commentaire, pain quotidien de la recherche) consiste à formuler clairement ce qu'elle perçoit comme un éventail de demandes sociales, et à y répondre par une offre diversifiée. On voit mal comment elle pourrait "vivre" autrement, comme institution. Et elle aura du mal à émerger comme un cœur des sociétés démocratiques, elle a trop de concurrents parmi l'offre culturelle.

C'est une difficulté redoublée par ceci que pour être comme au cœur des sociétés et des époques où on l'a vue se développer avec vitalité, il lui a fallu vivre, non pas à la marge, mais dans des institutions de la marge créées pour elle (et les Lettres), institutions à proximité des pouvoirs. Or il n'y a plus de marges, du moins nos sociétés prétendent les supprimer toutes. Mais, comme il est inévitable que la philosophie soit marginale, par définition, il est inévitable que nos sociétés, qui se disent ouvertes, produisent elles-mêmes les "sphères" élitistes, fermées, dont la bulle philosophique, qui n'est pas l'une des moindres, pâtit d'autant plus qu'elle ne regarde jamais que du côté des hommes, et que dans le même temps, les hommes démocratiques n'en démordent pas : ce qui est difficile est frappé de suspicion. La philosophie est doublement victime : accusée d'élitisme par ceux qui ne savent pas ou n'acceptent pas qu'elle ne soit pas d'un accès immédiat ; contributrice, non sans quelques humeurs, ni certaines naïvetés qui tiennent de la niaiserie, de cela même qui la relègue : la démocratie.

Compte tenu de cette situation peu enviable, une tentation indécrottable doit être dénoncée avec la plus grande fermeté : la posture, l'affectation de qui se détourne, fort d'une idée absurde, vide, ridicule, celle du philosophe solitaire, triste comme l'Oberman de Senancour, accusant la société de dénaturer les hommes... en digne fils spirituel de Rousseau.

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Ne faut-il pas voir davantage l'égalité de droits érigée en égalité seule comme la cause de la disparition progressive de la philosophie ?
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