Aktaiôn a écrit: Quand je vois la liste des philosophes du siècle je ne vois personne qui ait la carrure de grand philosophe, à part ceux qui appartiennent au siècle précédent. Certes, c'est souvent à la postérité de juger, mais j'ai l'impression qu'il n'y a pas grand chose à se mettre sous la dent. Et si cela reflétait tristement notre époque ?
Le XXIe siècle ne fait que commencer. De plus, combien d'époques eurent la chance de ne pas faire l'objet d'une telle critique ? Si peu. Du reste, dans votre liste (qui ne peut être significative pour plusieurs raisons évidentes : c'est une liste qui, pour se justifier comme liste, doit surenchérir quantitativement ; beaucoup sont spécialisés dans un domaine précis de la philosophie ou des sciences humaines ; et surtout on ne trouve, par exemple, ni Claude Lefort, ni Pierre Manent, ce qui suffit amplement pour la disqualifier) je trouve plusieurs penseurs éminents comme Marcel Gauchet, René Girard, Clément Rosset ; d'autres, qui sont importants dans un domaine en particulier (Habermas, Lipovetski, Stengers, Lacoste, etc.). Lefort, Manent, Gauchet, Girard et Rosset sont de vrais philosophes, qui ne se contentent pas de se livrer à des synthèses même excellentes comme celles d'un Bouveresse : ils pensent le monde, et ont tous les attributs du philosophe classique, à cette différence près que : 1. nous vivons une époque individuelle, qui implique un impact très confiné, pour les philosophes, même quand ils sont connus ou reconnus ; 2. corrélativement, notre démographie est d'un poids littéralement énorme au regard même de la croissance démographique du XIXe siècle (1 milliard d'habitants en 1900, avec une domination écrasante de l'Occident) ; 3. corrélativement toujours, le relativisme de l'opinion rend toujours d'autant plus étroit le champ des rapports authentiques et personnels qu'entretiennent des penseurs qui ne se connaissent pas et qui ne trouvent aucun écho dans l'opinion, sauf erreur, chance ou miracle, leur permettant de croire, fût-ce un instant, qu'ils vivent, sinon en harmonie, du moins dans un monde qu'ils peuvent comprendre et avec lequel vivre en correspondance. Rendez-vous compte de la différence avec Athènes, et même Alexandrie ou Rome qui abritèrent un million d'habitants : pas de quoi remplir Paris. 4. La séparation entre le pouvoir et la pensée, qui ne constitue même plus à proprement parler un contre-pouvoir, puisque c'est la tâche à laquelle se dédie la presse. Alors, que reste-t-il ? Le commentaire, et le commentaire du commentaire, etc. Nous vivons une deuxième époque hellénistique, celle de la doxographie. Avec ses avantages et ses inconvénients.
Aktaiôn a écrit: il semble difficile pour un néophyte de comprendre le monde dans lequel il évolue et notamment de voir l'évolution des mentalités au travers des nouvelles philosophies qui se font en ce moment-même.
Ils sont rares ceux qui, comme Nietzsche, comprennent le monde tel qu'il est et tel qu'il va. Je parle du monde moderne, toujours changeant, mais toujours égal à lui-même. Comparez tous ceux qui ont compris notre monde : ils connaissaient l'histoire ; tous, ils étaient, profondément, intimement, philosophiquement historiens. Connaissez-vous beaucoup de philosophes contemporains qui connaissent l'histoire, qui sont historiens ? Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu'ils ne soient pas comme prisonniers du présent, soumis à la tyrannie de l'actuel qu'ils commentent sans cesse sans jamais cesser de se corriger ? Ils sont les plus nombreux ceux qui, aujourd'hui, non seulement regardent les années qui précèdent la seconde guerre comme on regarde un trou noir, mais ne s'en inquiètent pas. Notre époque se veut radicalement autosuffisante, autoréférée, etc., en conséquence de quoi elle se vit aussi comme sa propre origine, sa propre histoire, sa propre mémoire. Mais la pédogenèse fera son temps, elle aussi. On ne peut avoir le leurre et l'argent du leurre. En attendant, quand même, et ce n'est pas la première fois que je le dis, pour qui veut comprendre vraiment le monde moderne, il faut lire, absolument, non seulement Nietzsche, mais Ortega y Gasset et Jacques Ellul en priorité, et Manent évidemment ; d'une manière générale, tous ceux qui regardent l'homme moderne comme quelque chose d'étrange, plus précisément qui voient un mystère quasi insondable dans le fait que l'homme moderne se juge lui-même comme une évidence qu'on n'interroge pas.
Aktaiôn a écrit: il n'y a pourtant pas d'impact de la philosophie dans nos vies
En a-t-elle jamais eu un ? Quand cela s'est produit, la plupart du temps, c'était pas erreur : Platon avec le christianisme, Rousseau avec la Révolution française, Marx avec la Révolution russe.
Aktaiôn a écrit: Je ne vois pas vers où nous mène la philosophie.
D'abord, il s'agit de savoir d'où l'on regarde. La philosophie vient-elle après que les choses se sont passées ? Ou bien doit-elle précéder la marche des hommes, en éclaireur, à l'avant-garde ? Hegel ou Nietzsche ?
Aktaiôn a écrit: Parfois on dirait que nous sommes arrivés à bout de quelque chose et que nous ne pouvons que répéter avec quelques variations et approfondissements ce qui a déjà été dit
Au XIXe siècle déjà, on se désespérait que tout fût dit.
Aktaiôn a écrit: Doit-on donc désespérer de voir la pensée se perdre sur certains chemins ou avoir confiance en la capacité de nos contemporains et descendants à trouver de nouveaux moyens pour dépasser ce qui s'est fait et défait jusqu'à présent ?
Seriez-vous progressiste ? Y a-t-il un progrès, en art, en philosophie, en littérature ? Faut-il inventer pour inventer ? La quête du nouveau pour le nouveau ? C'est cela même, être moderne : vouloir changer. Quant à savoir quoi et qui, peu importe. Pourvu que ça change. Ou bien voulez-vous dire qu'il est grand temps qu'un penseur nous sorte enfin de la mer morte sur laquelle nous flottons ?
Liber a écrit: La philosophie n'est pas compatible avec une démocratie. Dans un tel système, tout le monde veut donner son avis. Or, la philosophie doit chercher s'il y a une cohérence entre des opinions diverses, comme s'efforce de le faire Socrate, par exemple entre la justice et la tyrannie. Au contraire, la démocratie nous convainc chaque jour que seule compte l'opinion. Le philosophe ne peut plus être autre chose qu'un leader d'opinion, selon la détestable formule à la mode. De plus, si chacun est satisfait des principes de la société dans laquelle il vit, quel besoin ressentira-t-il de philosopher ? Je comprends que des philosophies variées aient pu naître en Grèce, dans des cités qui possédaient chacune un système politique à part, dans un monde en lutte pour des valeurs souvent opposées, ou que les laudatores temporis acti de l'Empire romain aient pu trouver matière à philosopher. Nietzsche pouvait encore se battre contre les valeurs montantes du socialisme ou du féminisme. Nous ne le pouvons plus. Le consensus est général sur notre manière de vivre, un retour en arrière impossible. Qui voudrait revenir vivre dans les siècles passés, désormais trop loin de nous ? Même ceux qui aiment le plus Nietzsche ne peuvent le suivre dans ses conclusions. Nous sommes prisonniers de notre confort, qui nous empêche de penser, du moins de faire de notre pensée une activité créatrice de valeurs nouvelles. Sans bouleversement majeur du monde, je ne vois pas de nouvelle philosophie possible.
J'ajoute que c'est une torture sans nom, pour qui veut vivre authentiquement aujourd'hui. « On est heureux, Messieurs, disait Royer-Collard, de trouver établies en soi-même les opinions qui semblaient destinées à prévaloir. Je n'ai eu ce bonheur à aucune époque de notre longue révolution. » Celui qui n'a pas ce bonheur, aujourd'hui, ne vit en compagnie de personne, pas même de lui.