Euterpe a écrit: Lefort, Manent, Gauchet, Girard et Rosset sont de vrais philosophes, qui ne se contentent pas de se livrer à des synthèses même excellentes comme celles d'un Bouveresse : ils pensent le monde, et ont tous les attributs du philosophe classique
A vrai dire, on aimerait qu'il y ait plus de professeurs de la trempe de Jacques Bouveresse. Et dire qu'il n'est pas un vrai philosophe me semble un peu précipité, notamment si l'on considère la définition de l'activité philosophique au sens de Wittgenstein : Bouveresse n'invente ni problèmes nouveaux ni concepts, mais il sait poser correctement les problèmes et dissiper illusions et faux problèmes. En ce sens, il est plus philosophe (et nietzschéen, soit dit en passant !) que ceux qu'il critique (Derrida et compagnie).
Euterpe a écrit: Ils sont rares ceux qui, comme Nietzsche, comprennent le monde tel qu'il est et tel qu'il va. Je parle du monde moderne, toujours changeant, mais toujours égal à lui-même. Comparez tous ceux qui ont compris notre monde : ils connaissaient l'histoire ; tous, ils étaient, profondément, intimement, philosophiquement historiens. Connaissez-vous beaucoup de philosophes contemporains qui connaissent l'histoire, qui sont historiens ?
Vous avez raison, mais cela n'empêche pas Clément Rosset de penser le monde sans histoire, non des idées, mais politique. Cela dit, il pense le monde tel qu'il est, pourrait-on dire, à jamais. Il n'y a pas d'événement pour lui, ni de nature, et il se moque bien de l'actualité. En ce sens, s'il a bien une connaissance historique supérieure à bon nombre de philosophes, il ne croit pas à l'histoire (même quand elle ne signifie pas l'idée d'un progrès inéluctable). Il nous parle donc du monde, mais pas tel qu'il va. Et s'il crée des concepts, comme le ferait le philosophe au sens de Deleuze, il est bien plus proche de Bouveresse et de Wittgenstein : la philosophie est moins description du monde, le réel étant finalement insaisissable et seulement approchable par une sorte de théologie négative, que thérapeutique.
Euterpe a écrit: D'abord, il s'agit de savoir d'où l'on regarde. La philosophie vient-elle après que les choses se sont passées ? Ou bien doit-elle précéder la marche des hommes, en éclaireur, à l'avant-garde ? Hegel ou Nietzsche ?
Pourquoi devrait-elle être l'un ou l'autre, et pourquoi devrait-elle être quoi que ce soit ? Le philosophe a la seule vie en ligne de mire, c'est pourquoi il a besoin de la connaissance historique. Mais pour quoi faire ? Pour se comprendre dans sa singularité et faire quelque chose de ce qui vient. Mais les réponses sont-elles données d'avance ? Ne faut-il pas d'abord poser les questions, les bonnes questions, les inventer dans leur formulation, soulevant des problèmes inédits (suivant un rapport au réel qui diffère sans cesse et leur forme) ?
Euterpe a écrit: Seriez-vous progressiste ? Y a-t-il un progrès, en art, en philosophie, en littérature ? Faut-il inventer pour inventer ? La quête du nouveau pour le nouveau ? C'est cela même, être moderne : vouloir changer. Quant à savoir quoi et qui, peu importe. Pourvu que ça change. Ou bien voulez-vous dire qu'il est grand temps qu'un penseur nous sorte enfin de la mer morte sur laquelle nous flottons ?
Il s'agit plutôt de faire preuve d'humilité et de défaire nos illusions : ce que font Lefort, Jacques Bouveresse et Clément Rosset. Mais personne ne les entend. Est-ce grave ? Seulement si l'on croit que l'homme, cette abstraction à caractère universel, peut et doit changer, et que la philosophie peut et doit s'adresser à tous. Je crains de devenir pessimiste (même si je ne le suis pas) en constatant que la conquête de l'autonomie, difficile et incertaine, ne concerne jamais qu'un petit nombre d'individus véritables.
Zoroastre a écrit: La philosophie contemporaine regorge de petites perles cachées, et des mastodontes issues de périodes que l'on pourrait penser évanouies. Ami de la poésie et des grandes pensées apprenez à savourer un auteur (je n'en citerais qu'un parce qu'ils me semblent incontournable dans le champ de la philosophie française contemporaine qui a gardé certains repères universalistes) et sa Grand Logique : Alain Badiou. Même si la période est sombre n'oublions jamais que c'est quand il fait noir que la lumière brille le plus.
Une lumière qui attire les papillons.
Zoroastre a écrit: Force est de constater la guerre que Deleuze déclara contre toutes formes de réappropriation de la position transcendante dans les discours et l'Histoire, une lutte éternel contre le grand Un qui nous voile la ou les réalités. Et ce combat est tout à son honneur car il n'a terriblement rien lâché. Si cette démarche philosophique vous intéresse, le chantier que Alain Badiou à poursuivit en philosophie est celui de l'immanence des vérités. Il construit donc une métaphysique post-moderne qui rend compte et qui permet de conceptualiser et de formaliser de manière mathématique, comment peut-être considérer les vérités et leurs évolutions à travers les mondes. C'est il me semble, depuis Deleuze, la plus grosse tentative du tout-immanent, en affirmant que l'effet de transcendance et de mise-en-un sont des opérations immanentes à l'intérieur de certains mondes qui permettent ces opérations. L'événement sera alors dans l'histoire, le lieu et le moment (souvent bref) de la naissance des vérités qui seront portés par des subjectivités fidèles et qui perdureront ou qui pourront même disparaître sous l'effet de forces obscurantistes ou réactionnaires. Et tout ceci est dans la digne continuation de la mort de Dieu, cette métaphysique est il me semble nécessaire et utile aujourd'hui.
Dieu est mort, mais pas l'Idée... Le dispositif de Badiou est de même nature que celui de Platon : orienté par la politique, créant et justifiant les conditions de l'embrigadement. Badiou est un excellent professeur, un as de la rhétorique, mais la fidélité à un spectre laisse une trace de cadavre décomposé et revenant de l'Enfer où gisent tous les croyants de l'Histoire. Penseur de l'immanence ? Mais qu'est-ce que l'événement sinon la transcendance qui surgit miraculeusement pour nous proposer un autre monde que celui-ci ? Un événement, de plus, qui permet... la conversion.
aldolo a écrit: C'est bizarre cette façon de vouloir à tout prix rechercher un philosophe du XXI° siècle, comme si un tel personnage manquait, comme un être providentiel qui serait supposé répondre à des questions pourtant pas si nouvelles que ça.
La modernité, c'est la crise permanente. Alors on cherche des dieux à vénérer, même s'ils sont humains, trop humains. Nous voulons la sécurité sans le risque de la pensée qui plonge dans l'abîme, nous voulons du prêt-à-penser, et des justifications pour nos conduites et nos attentes. Nous cherchons moins à savoir comment penser que ce qu'on doit penser, dit Bouveresse. Cela suffit à éviter de penser, c'est donc s'épargner beaucoup de peine (que l'on fuit, bien naturellement). Nous sommes encore trop religieux et grégaires.
aldolo a écrit: Combien de philosophes "comptent" depuis le début de l'histoire de la philosophie ? Une dizaine ?
Et combien de penseurs, d'artistes, de scientifiques ?
aldolo a écrit: Sans doute la période récente en a-t-elle produit un nombre relativement important, mais était-ce réellement une profusion de "grands esprits" ou plus simplement que la philosophie nous parlait de choses tellement éloignées de notre façon actuelle de voir les choses qu'il ne pouvait en être autrement ?
On parle beaucoup de déclin de la culture, de mort de la philosophie, que sais-je encore. Mais, en réalité, tout le monde est philosophe aujourd'hui. Ce n'est pas forcément un mal, si l'on considère, outrepassant nos idéaux romantiques (le génie), qu'il peut y avoir un héroïsme dans cette façon plus lente et assurée de pratiquer la philosophie comme on pratique la science. Cela dit, le mérite de la génération précédente qui a nourri une forme de culte de l'intellectuel (en dépit de l'idée de disparition de l'auteur), par exemple avec Foucault, c'est de s'être intéressée à des objets d'étude non conventionnels et plus proches de pratiques contemporaines qui nous concernent dans notre vie même, plus immédiatement en tout cas que les abstractions idéalistes. Quant à savoir pourquoi nous n'avons plus, en apparence du moins, de grands penseurs, on peut évoquer les raisons suivantes : la médiatisation, la spécialisation, etc.
aldolo a écrit: Grand esprit ou pas, en ce qui me concerne, je pense que Deleuze a révolutionné la philosophie comme très peu de philosophes l'ont fait.
Qu'entendez-vous par révolutionner la philosophie ? Mais oui, je pense que Deleuze compte indéniablement, aussi bien en tant que commentateur, bien évidemment, que comme philosophe et métaphysicien à part entière. Pour ma part, j'aurais simplement tendance à regretter (comme Slavoj Zizek et Clément Rosset), à part en ce qui concerne
Qu'est-ce que la philosophie ?, sa collaboration avec Guattari.
Desassocego\" a écrit: Tout doux, n'emballez pas la jument, Deleuze est un grand penseur, a écrit beaucoup de bonnes choses, a une finesse de lecture incontestable, etc. Mais ne faisons pas non plus de lui un philosophe de la taille de Platon, Descartes, Rousseau, Kant ou Nietzsche.
Je ne suis pas certain de la pertinence d'une comparaison, d'autant plus que cette question est très difficile à trancher. D'une part, Deleuze hérite de ces penseurs et les amène plus loin, parfois pour les dépasser ou les confronter. Peut-être peut-on oser dire que Deleuze est le grand métaphysicien qu'on pouvait attendre après Nietzsche. Mais ce serait encore se heurter du problème de la comparaison à ce dernier. Ce qu'on peut dire, c'est qu'au sens de Deleuze il y a bien une nouvelle image de la pensée qui apparaît. Et je dirais que la spécificité de Deleuze consiste à rompre avec ce qu'il y a de négatif dans le romantisme allemand, avec Hegel, Heidegger et Husserl. Derrida peut être comparé à Deleuze : affinité dans les thèses, peut-être, mais le style n'est pas du tout le même. Derrida reste pris dans l'héritage romantique qu'il pousse à fond. Personnellement, je vois Deleuze comme l'anti-Heidegger par excellence.
aldolo a écrit: Deleuze a non seulement traqué sans relâche toute forme de transcendance dans la pensée (et plus généralement toute forme de présupposé), mais à mon humble avis a réussi à proposer une plate-forme philosophique elle-même délivrée de toute trace de présupposé - ce qui (me semble-t-il) aurait du être une obsession récurrente à toute philosophie, à toute métaphysique en tous cas.
Soyez toujours critique, ne faites pas de Deleuze votre directeur de conscience. Je ne crois pas du tout que sa pensée soit infaillible. L'intention est louable, mais il ne suffit pas d'un mot d'ordre pour s'exécuter. Ayant dit cela, je ne suggère pas qu'on puisse retrouver une quelconque forme de transcendance dans son œuvre pour le lui reprocher. Mais ses interprétations ne sont pas toujours exactes (du moins aussi respectueuses qu'une interprétation peut l'être). Sa politique est utopique. Ses dialogues sont d'une pauvreté et d'un manichéisme inquiétants.
Desassocego a écrit: En bon deleuzien que vous semblez être, vous imaginez que les concepts peuvent être comme vierges, indépendants de tout référent. Je ne vois pas comment cela est possible, et je vois encore moins en quoi cela est plus de la philosophie que le reste.
Qu'entendez-vous par "vierges, indépendants de tout référent" ?
Desassocego a écrit: Trop nombreux sont ceux qui réduisent Platon a cette espèce de tour de magie que seraient les idées, sans continuer le chemin de Platon, qui écrit par la suite des œuvres qui ébranlent littéralement le schéma dans lequel on enferme sa pensée, je pense notamment au Sophiste et au Parménide.
Où l'on se met à rêver d'un Platon deleuzien, à moins que cela soit Deleuze qui soit platonicien. (Comme dit Deleuze, "On imagine un Hegel
philosophiquement barbu, un Marx
philosophiquement glabre au même titre qu'une Joconde moustachue.)
Desassocego a écrit: Je ne rejette pas la philosophie deleuzienne, je ne la connais pas assez pour ça. Je suis simplement méfiant à l'égard d'une pensée trop dans l'abstraction, qui me semble d'une part couper les hommes du monde, et de l'autre faire beaucoup de bruit pour rien. Deleuze est quelqu'un de très intelligent, et comme je l'ai dit plus haut, d'une grande finesse dans ses lectures. Pour autant, je trouve dommage qu'il fasse de la philosophie une sorte d'art du concept. Je trouve ça pauvre, inintéressant, et intellectualiste (dans le sens péjoratif du terme).
On comprend mieux Deleuze en le prenant par l'angle de la littérature et en le plaçant après
Philosophie de l'histoire de la philosophie de Gueroult. N'oublions pas que Deleuze est historien de la philosophie et connaisseur des arts passés et de son temps. Impossible de saisir véritablement sa philosophie sans en passer par le cinéma comme expérience par exemple (tandis que ses écrits sur ce thème sont très difficiles et effectivement intellectualistes au possible).
aldolo a écrit: J'ignore en quoi consiste la tentative de Badiou (et je n'ai rien contre), mais je refuse de l'assimiler en quoi que ce soit à la démarche de Deleuze, voire d'imaginer que sa philosophie puisse avoir un réel rapport... si j'en crois ce lien d'un excellent spécialiste de Deleuze qui démontre comment Badiou n'a rien compris à Deleuze
Le livre d'Alain Badiou consacré à Deleuze est excellent, mais trompeur. C'est un peu comme du Deleuze, il s'agit de "faire un enfant dans le dos" de l'auteur. Mais Badiou a autre chose en tête que de simplement comprendre Deleuze ou de créer à partir de sa pensée. Au lieu de le confronter à la loyale, il le déforme sans en donner l'air. De sorte que le résultat consiste à se donner raison et à faire, en prime, de Deleuze un platonicien qui ne s'est pas compris ! Résultat, il ne reste plus qu'à dire amen à Badiou. Mais, en même temps, c'est un livre vraiment intéressant, aussi bien pour ses explications que pour les doutes qu'il soulève quant au projet deleuzien.