Silentio a écrit: Le problème c'est de savoir si le romantique peut changer, se changer lui-même. Or n'est-ce pas aussi cela qui fait le romantisme, cette incapacité à ne pouvoir en sortir et qui constitue justement ce fameux mal-être ? Le romantique est victime de sa réflexivité, il est même extrêmement conscient, me semble-t-il, de ses contradictions (je ne parle pas du banal subjectiviste cachant sa misère sous les habits de l'ironie ou du cynisme) : on voit bien des romantiques s'ouvrir au monde, devenir panthéistes, et ne trouver là aucunement leur salut.
Le problème du romantique, c'est le déséquilibre entre son intellect et son affect. Il investit tout son affect dans son esprit. Cela décuple sa conscience, mais le seul exercice de la pensée ne peut plus alors lui fournir le moindre mobile à son action, d'où son irrésolution d'un côté, ou bien ses extrémités de l'autre (Hamlet, d'un côté ; Nerval de l'autre, qui se suicide, ou encore l'abbé de la Croix-Jugan, dans l'
Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly, dont le suicide - manqué - n'apporte rien à la situation où il est, et ne consiste qu'à jeter à la face du monde un absolu qu'il emporte avec lui ).
Silentio a écrit: Alors, est-il possible de ne plus être romantique, par quoi cela passe-t-il concrètement ?
Gœthe et Stendhal nous donnent des pistes. Benedetto Croce a beaucoup écrit à ce sujet. Sa lecture, sur ce point comme sur d'autres, me paraît indispensable.
Silentio a écrit: Dans son dernier entretien sur France Culture, Clément Rosset parlait de son approche joyeuse du tragique ; mais, lui a-t-on fait remarquer, puisqu'il avait le même constat sur la vie que Cioran tout en ayant le jugement inverse à son propos, n'était-elle pas aussi affaire de caractère, de tempérament ? Un romantique (caractérisé par une maladie qui semble constitutive de son mode d'être) ne sera-t-il donc jamais capable de changer son profil psychologique ? Comment "laisser être le monde" et s'(y) oublier ? Faut-il arrêter de penser, est-ce possible ?
Le tempérament détermine bien des choses en effet. Mais Cioran et Rosset ne me semblent pas si éloignés. Ce qui leur manque, c'est la volonté ; plus exactement, ils n'ont pas besoin de volonté : le monde est un mobile suffisant pour les deux, qui n'altère pas leur pensée, mais lui imprime sa marque : penser, c'est déconstruire les illusions et s'en trouver aussi bien que possible. Il n'y a, ni chez l'un ni chez l'autre, aucune ambition comme on trouve chez les romantiques, aucune
hybris, notamment l'une des plus séduisantes : se survivre à soi-même. Le romantique n'accepte pas d'être rien, de n'être que rien. Pourtant, ce n'est déjà pas si mal de n'être rien, ça aide à faire plus sérieusement ce qu'on a à faire, ou à considérer avec un surcroît de sérieux ce qu'on a à faire.
Quant à se réformer soi-même, accessoirement, lorsque j'avais 23-24 ans j'ai trouvé un soutien consistant chez Alain, qui en parle beaucoup.
Puisque vous parlez de Rilke, lisez l'un de ses traducteurs les plus autorisés en la personne de Jaccottet, notamment ses
Paysages avec figures absentes. Lui, si peu lyrique d'habitude, laisse affleurer les émotions qui font l'homme face au réel. Rarement j'ai pu lire quelqu'un laisser être ce qui est avec une telle délicatesse, quelqu'un ne pas craindre l'effacement et continuer d'exister.
Silentio a écrit: D'une certaine manière, tout le problème consiste à savoir que le moi n'est rien tout en ayant pourtant fort à faire avec lui, avec ses prétentions, parce que les attaques qu'il subit nous blessent ; parce que nous avons à vivre (ce qui implique la confiance en soi) et que nous ne pouvons pas tout à fait accepter de n'être rien. Un rien peut agir sans penser à soi, à ce qu'il fait, mais le romantique, lui, doit tout apprendre d'une spontanéité qu'il connaît fort mal. Et même lorsqu'il évolue positivement on le voit encore peiner, il subsiste toujours en lui une inadaptation qui le ronge intérieurement.
On ne se débarrasse pas facilement de ses illusions. Mais, après tout, est-ce bien de cela qu'il s'agit ? Ou bien d'apprendre qu'on vit
avec ses illusions, et même que nous sommes des illusions. Triste privilège, me direz-vous.
Dernière édition par Euterpe le Mer 19 Fév 2014 - 2:24, édité 1 fois