Aktaiôn a écrit: je pense que Foucault a pensé le monde
Au mieux et tout au plus a-t-il cru, ou fait comme s'il avait cru (re)penser les
savoirs constitués avant lui sur le monde et les hommes. Foucault n'est pas ailleurs. Autrement dit, penser la position de Foucault par rapport à la philosophie ou à l'histoire de la philosophie, implique de le considérer à partir de la charnière Hegel-Marx : Hegel affirme achever la philosophie, fermer le corpus philosophique sur lui-même (cf. l'emploi spécifiquement hégélien de l'
encyclopédie, très littéral en somme, et absolument différent de l'encyclopédisme quantitatif, pédant et naïf, du XVIIIe siècle). Mais, achevant le savoir philosophique, devenu enfin et une bonne fois un savoir total ou encyclopédique (dont on a fait le tour, et universel), Hegel le refonde et constitue un savoir comme tel. C'est en ce sens qu'on a pu dire qu'il était le dernier philosophe traditionnel : de Platon à Hegel, tous les philosophes instituent, constituent et fondent ou refondent le savoir, de sorte qu'à chaque fois la philosophie semble recommencer.
A partir de Marx, l'évolution de la philosophie prend une tournure différente, quoiqu'il soit encore un philosophe classique en ceci que, si Hegel convertit la philosophie en histoire de la philosophie, Marx reprend l'histoire, la dialectique hégélienne en la réorientant : l'histoire n'est plus le regard du philosophe sur le passé, mais la prospection du présent et de l'avenir, l'action (praxis) sur le présent et l'avenir (la révolution remplace l'encyclopédie, c'est-à-dire qu'une révolution en remplace une autre). Mais Marx révolutionnaire ne fait pas table rase du passé, il le réinterprète et constitue lui aussi un nouveau savoir. De leur côté, Schopenhauer réoriente la philosophie en se rapportant à la chose en soi, l'x de la philosophie kantienne, ce qui lui permet de refonder la connaissance, les hommes et le monde, et Nietzsche la réoriente en se rapportant à l'ontologie platonicienne et chrétienne et à la morale subséquente, donc au(x) dualisme(s) (monde sensible-intelligible ; vrai-faux), fondant lui aussi un nouveau savoir.
Au total, que voyons-nous ? Trois penseurs qui sauvent la philosophie, le monde et les hommes. A en croire Hegel, tout l'à venir est la coïncidence à jamais de l'Esprit avec lui-même. Marx sauve notre avenir, nous en donne un, un projet collectif et politique. A lire Kant, le monde s'est comme absenté, la connaissance devient possible, mais elle est sans objet. Schopenhauer réaffirme le monde, et d'une manière significative rebaptise la chose en soi d'un nom qui en manifeste la vitalité même : la Volonté. A en croire la lignée Platon-christianisme-Kant, le vrai monde n'est pas de ce monde, ce monde-ci est disqualifié, c'est-à-dire et littéralement dessaisi de toute consistance et de toute substance : il n'est ontologiquement rien. Nietzsche, non seulement réaffirme le monde, mais y adhère, mais le célèbre, mais l'aime. Tous trois ont un point en commun : ils ne passent pas leur carrière à détruire, ils détruisent (rétablissent) d'abord, et passent leur vie à reconstruire.
Et Foucault ? C'est l'inverse. Toute sa carrière est dédiée à une déconstruction ; et puis, à la fin, il se dit qu'il est temps de faire quelque chose. Alors ? Nous voilà embarqués dans une grandiloquente réinvention du sujet. Tout de même, à quoi on s'expose, quand on est inconséquent ! Foucault n'a détruit aucune illusion, aucune idole, n'a pas repeuplé un monde absent, ni exhumé un monde ontologiquement disqualifié. Il a prétendu que tous les savoirs jusqu'à lui constitués avaient tué l'homme. Il fallait bien, pour donner le change, et après qu'on eut déclaré Dieu mort, y aller de sa petite saillie spectaculaire. Dieu est mort ? Soyons à l'avant-garde de l'avant-garde : l'homme est mort.
Un normalien du nom de Michel Foucault se réveille, un matin, et constate que l'humanité passe son temps à suicider l'humanité, la sommant de s'infliger à elle-même un pouvoir, un savoir, un discours plus oppressants, plus surdéterminants que le plus déterminant des déterminismes, si déterminants que Dieu même, ou la nature, ou le hasard, ne sont rien à côté. Dire le sujet, cela même l'oppresserait. Non ! il doit être à lui-même son propre créateur, son auteur, son sculpteur, son peintre, son penseur, son designer, son propre père, sa propre mère, son propre enfant, son propre amant, que sais-je encore ? Dût le monde en périr une deuxième fois, il faut, coûte que coûte, sauver le "sujet", ou plus exactement un être qui exige de ne jamais dépasser le stade du pré-sujet, mieux : du
proto-sujet, ou toute autre condition ontologique lui permettant de n'être jamais déterminé.
Ce que veut Foucault ? Que nous ne soyons jamais, car être, c'est d'emblée être ceci et cela, autrement dit être victime d'une oppression, quelle qu'elle soit. Cap sur la régression, la perpétuation du naître magmatique et anté-baptismal ; ne pas être, mais naître tout de même, quelles qu'en soient les contorsions psychoaffectives et intellectuelles : « Je caractériserais donc l'êthos philosophique propre à l'ontologie critique de nous-mêmes (...) comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu'êtres libres. » Ou l'
auto-soi-mêmitude-auto-non-déterminative. D'un mot d'un seul : l'autisme, ou comment un asperger nous pond une philosophie d'hôpital.
Et, comme de bien entendu depuis que l'homme est homme, l'hôpital se fout de la charité :
F. Gros, Michel Foucault, Que sais-je ?, PUF, p 96 a écrit: [...]C'est pourquoi la question du "Qui sommes-nous ?" est critique : elle renvoie en amont à une série de recherches historiques visant à retracer la généalogie de nos identités, à les donner à penser dans une précarité historique essentielle, et, en aval, à une transformation éthique de nous-mêmes, à l'invention politique de nouvelles subjectivités. "Qui sommes-nous ?" signifie à la fois : De quelles synthèses historiques est constituée notre identité ?, et : Comment pourrions-nous être autrement ? L'historicité de notre être (et Foucault reprend ici sans doute la grande leçon nietzschéenne) ne conduit pas à un relativisme des valeurs et à un nihilisme de l'action, mais à la provocation de nos libertés défiées par l'invention de nouvelles modalités d'être : "Je caractériserai donc l'êthos philosophique propre à l'ontologie critique de nous-mêmes (...) comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu'êtres libres."
Mais F. Gros ne peut pas ne pas savoir, au moment même où il écrit ce qu'il écrit, que la précaution qu'il croit prendre, en écartant le relativisme, est cela même qui le trahit, car le relativisme est le seul recours pour Foucault, s'il tient à ce que son discours tienne la route. Mais peut-être qu'assumer ce qu'on pense, s'en tenir responsable (quoi ! encore l'autorité ? encore, le λόγον διδόναι ! Encore, la mort de l'homme !), c'est une ἐπιστήμη de trop. Non, je faisais erreur l'autre jour, le sujet de Foucault n'est pas même indéterminé, il est absolument non déterminé. Ça ressemble de plus en plus à une norme qui ne dit pas son nom, et ça fait tache quand même, pour qui sait combien Foucault rejette les normes. C'est
énorme, littéralement. Alors, comme ça, F. Gros voudrait nous faire croire que le travail de soi-même sur soi-même, en tant qu'être libre (lisez : en tant qu'être sur lequel aucune espèce de détermination ou de déterminisme ne peut ni ne doit avoir prise, en tant qu'être absolument libre), n'implique pas le relativisme des valeurs, encore moins le nihilisme, quand ce travail de soi sur soi les rend justement nécessaires ! Par quel miracle se travailler soi-même pourrait ne pas consister, en quelque manière, à ne pas se choisir soi-même, donc à se limiter soi-même, et ainsi risquer de se contrarier soi-même, à commencer par risquer de se tromper sur soi-même ? Il faut bien un plan de sortie de crise, une baudruche de sauvetage, le relativisme : un
quel-que-soit-ce-que-je-choisis-d'être-c'est-égal-à-tout-ce-que-je-pourrais-choisir-d'être-si-je-décidais-de-travailler-sur-moi-autrement-pourvu-que-je-demeure-sans-identité. Or c'est l'autre point faible de l'argumentaire fallacieux de F. Gros et de Foucault, l'identité, plus exactement la « généalogie de nos identités », dont la « précarité historique essentielle » trahit le prétexte ou l'intention véritable du Foucault généalogiste, qui n'a rien à voir avec la généalogie nietzschéenne. Alors, décidément, non, vous ne pouvez affirmer que
Aktaiôn a écrit: Nous sommes loin du narcissisme et plus proches du type d'enquête employée par Nietzsche dans le cadre de sa grande politique
car il s'agit exactement du contraire. Il n'y a ni soupçon ni iconoclasme chez Foucault, mais du nihilisme pur et dur.
Si les identités, en tant qu'elles sont historiques, donc multiples, sont précaires, aucune ne vaut plus qu'une autre ; mais si aucune ne vaut ni ne peut valoir plus qu'une autre, alors aucune ne vaut ni ne peut valoir quoi que ce soit. C'est donc bien l'identité qu'il s'agit de détruire, car l'identité est le dernier rempart contre la subjectivité ou la subjectivation, car l'identité fixe et fige la subjectivité, si peu que ce soit ; Foucault se contrefiche éperdument de savoir que l'identité est à la fois le support et la condition de possibilité de la subjectivité. Du reste la remarque suivante de Dekens sonne comme un aveu puisqu'il suppose, non seulement le nihilisme (destruction du sujet) que F. Gros tentait d'écarter, mais la conception d'un sujet comme oppression ou empêcheur de subjectiver-en-rond : « Le statut du sujet n'est pas réhabilité dans cette histoire, ni sa souveraineté restaurée ; toutefois, il devient la source du discours sur le sexe et ce qui organise le jeu des dispositifs du savoir-pouvoir-plaisir ». Or une fois l'identité détruite, on garantit un sujet pré-psychique, pré-moral, pré-social, pré-oral, etc., jamais fait, formé, déterminé. N'en déplaise à F. Gros, Foucault est bel et bien relativiste et nihiliste, adorateur de la pédogenèse, pape de l'adulescence.
O. Dekens, Ibid a écrit: la philosophie en général, qui est ainsi définie plus comme une disposition que comme une discipline.
Il ne peut plus y avoir de discipline, si on admet la pensée de Foucault. L'ethos ou disposition philosophique qu'il appelle de ses vœux est le pendant nécessaire de la subjectivité qu'il défend.
O. Dekens, Ibid a écrit: Généalogie : Le concept vient de Nietzsche, qui a notamment écrit une Généalogie de la morale. Il signifie chez ce philosophe la démarche consistant à soupçonner sous les discours et les notions les plus assurées de la tradition et de la morale des motifs plus intéressés et moins avouables. Foucault l'utilise en un sens très fidèle à cette origine : faire la généalogie d'un dispositif permet, par la patiente étude de son histoire, d'en comprendre le caractère singulier et arbitraire et donc de s'en libérer.
O. Dekens n'a manifestement pas peur de réduire à quasiment rien la généalogie nietzschéenne, et même de la détourner pour mieux dissimuler le relativisme de Foucault. Cette prétendue définition nietzschéenne de la généaologie est en réalité la définition exacte du relativisme.
O. Dekens, Ibid a écrit: Herméneutique : De manière générale, une herméneutique est une forme systématique d'interprétation d'un discours ou d'un concept, dont le sens premier ne renferme pas l'authentique signification. Foucault refuse de manière générale cette idée d'une profondeur qui serait plus importante que la surface. La notion est donc sensiblement modifiées, et s'applique ici à comprendre comment nous nous sommes, au cours d'une histoire dont il faut lire les prémisses dans l'Antiquité, constitués comme sujets sexuels et éthiques.
Effectivement, il s'agit de désinstituer, de déconstituer le sujet : le déconstruire et, ce faisant, déconstruire la philosophie et le savoir.
O. Dekens, Ibid a écrit: déterminer les lignes d'attaque et les points faibles de la réalité à transformer, cette transformation même étant confiée aux personnes directement concernées.
Ou la moi-mêmitude jusqu'au bout : quitte à détruire le sujet, autant que le sujet s'abolisse lui-même : se suicide.
O. Dekens, Ibid a écrit: Sujet : Ce concept désigne en philosophie la personne consciente et maître d'elle-même. C'est bien ainsi qu'on définit le sujet, oui. Dès lors, est-il besoin d'une explication pour comprendre pourquoi Foucault s'évertue à le détruire, quand la définition elle-même, on ne peut plus explicite, montre combien le sujet rend la vie impossible à la subjectivité rêvée de Foucault ?
Aktaiôn a écrit: Bref, je crois que vous en êtes restés au Foucault archéologue et déconstructeur.
Bref, je constate que, jusqu'au bout, vous oubliez le Foucault déconstructeur, le seul et unique Foucault ayant jamais existé. Il n'y a qu'un seul Foucault.
Aktaiôn a écrit: Je passe également sur ce qui n'est que provocation et matière à polémiquer, ça ne m'intéresse pas de croiser le fer avec vous pour un syncrétisme mal digéré qui vous empêche de comprendre la problématique sous-jacente qui fait faire certaines analogies.
Provocation ? Matière à polémiquer ? Croiser le fer ? Je suis on ne peut plus sérieux, et d'autant plus rigoureux, i. e. uniquement préoccupé de la question du topic, qu'il est hors de question de considérer subjectivement l'hypothèse de la subjectivité. Quid de la distance critique, sinon ? D'où mon agacement.
Aktaiôn a écrit: Quant au Soi, il s'agit du corps, comme le rappelle Dorian Astor :
Dorian Astor, VM a écrit: Nous avons dit que l'intellect est un organe, et la conscience une perception. Autant dire que ni l'un ni l'autre ne sont indépendants du corps, ils ne sont même que des instruments au service du corps. Nietzsche adopte ici, dans un texte de jeunesse, un thème qui restera l'une de ses positions les plus fortes : l'essentiel de la puissance de l'homme ressortit au domaine du corps. Nous n'avons aucune connaissance du corps, précisément parce que c'est le corps qui connaît par l'organe de la conscience. L'homme, lorsqu'il dit orgueilleusement "je", n'est pas un sujet, mais l'instrument d'un "sujet" supérieur inconscient, qui de ce fait ne peut plus être appelé sujet, mais que Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, appellera le Soi (das Selbst)
Traduction plus que contestable et propre à déformer, non seulement le texte mais l'esprit. Das Selbst, c'est d'abord
auto. Il y a plus qu'une nuance, ici. Toute la suite de la citation invalide, à mon sens, cette traduction, de sorte que l'ensemble des textes convoqués devient incohérent. C'est du vulgaire commentaire de texte.
Aktaiôn a écrit: je n'invente pas l'utilisation du pli.
Je vous parle d'autre chose.
Aktaiôn a écrit: Je vous invite aussi à lire le premier cours de l'Herméneutique du sujet que j'ai posté récemment.
Qu'est-ce à dire ? Je n'aurais donc jamais lu ces cours ?
Aktaiôn a écrit: ce que montre Foucault c'est comment émerge une subjectivité, selon quelles modalités.
Comment émerge une subjectivité, en effet. C'est même la seule idée, l'obsession de sa vie : trouver une émergence qui ne soit jamais qu'émergence. Quant aux modalités, il n'a jamais réussi à en formuler ou en concevoir, précisément parce que la modalité, comme telle, interdit la subjectivité telle qu'il la conçoit (proto-sujet ; infra-sujet).
F. Gros, Situation de cours, l'Herméneutique du sujet, pp. 507-508 a écrit: Ce qu'il reproche à Sartre, c'est justement d'avoir pensé cette auto-création du sujet authentique, sans enracinement historique.
Foucault a de l'humour, ou bien il n'a pas lu Sartre.
M. Foucault a écrit: une analyse théorique qui ait un sens politique, - je veux dire une analyse qui ait un sens pour ce que nous voulons accepter, refuser, changer de nous-mêmes dans notre actualité.
Ça confirme ce que je dis toujours. Foucault n'est pas du tout politique. Ça lui est parfaitement étranger, il ne sait pas ce que c'est.