Sociétés historiques et sociétés naturelles
de la quérulence des Occidentaux
de la quérulence des Occidentaux
Qu’elles désirent changer ou qu’elles s’y refusent, les sociétés sont sensibles aux changements qui les affectent ; mais elles s’inquiètent moins de ceux que la nature leur inflige, fussent-ils des cataclysmes ― ils signifient encore un ordre ―, qu’elles ne sont angoissées par ceux qu’elles produisent elles-mêmes : les conflits sociaux ― ils signifient un désordre, ou pire : le chaos.
L’ensemble et la forme des rapports qu’entretiennent les hommes, en s’associant et en se dissociant, recombinent indéfiniment les sociétés. Les conflits les instituent autant qu’ils les destituent ; c’est leur vitalité même : elles s’y matérialisent — parfois se pétrifient — ; ils les dynamisent — parfois les dynamitent. La matière sociale n’est pas lisse : les hommes y inscrivent leurs excès et leurs insuffisances en courbes irrégulières, saillies, aspérités, lignes brisées ; les anfractuosités qu’ils y creusent n’oblitèrent pas, mais instillent la mémoire de toutes leurs violences. Le dynamisme social n’est pas linéaire : ses mouvements n’ont pas de direction complètement déterminée, ni absolument prévisible. Les conflits impliquent des solutions nécessairement multiples, discutables, incertaines, pas complètement ni toujours efficaces. Les sociétés sont donc métaboliques et diverses. L’attitude qu’elles adoptent pour se prémunir contre les conflits — demeurer les mêmes, redevenir ce qu’elles avaient cessé d’être, changer le moins possible —, ou pour les résoudre — changer le mieux possible, se transformer, tout recommencer —, permet de les différencier ; mais, prises entre l’urgence, l’incertitude et la multiplicité des solutions, elles ont tendance à simplifier le problème des conflits en le réduisant à une alternative : la continuité ou le changement ― l’immémorial ou l’augural ; la tradition ou la modernité ; la cautèle ou l’aventure.
Croquons à gros traits, pour les opposer sans nuance, deux types de société.
Les sociétés primitives, qui savent qu’on ne badine pas avec le changement, s’efforcent à la continuité : elles vivent dans des espaces inhospitaliers, lointains ou inaccessibles ; denses et fermés, comme les forêts ; immenses et ouverts, comme les montagnes, les déserts, ou les régions du Grand Nord ; leur intimité avec les forces et les dangers de la nature, leur isolement, total ou partiel, et leur précarité, tout cela les incite à cataboliser les conflits sociaux, et à conserver leurs moyens de survivre avec d’autant plus de rigidité qu’ils sont fragiles. Au contraire, quand les sociétés occidentales élirent domicile dans l’exiguïté d’une presqu’île européenne incontinente, elles prirent l’habitude de provoquer le changement. Devenues nerveuses à force de promiscuité, elles développèrent une forme de sociabilité confinant à la quérulence ; elles goûtèrent tant et plus les guerres de voisinage et les querelles territoriales que, pour finir d’anaboliser les conflits sociaux, elles raffinèrent sur l’ingérence ; aventurières diluviennes, elles divaguèrent sur la Méditerranée, en Afrique et en Asie, contaminant les sociétés qu’elles rencontraient. Toutefois, après qu’elles se furent installées chez ceux qu’elles avaient envahis puis soumis, devenues déhiscentes et fertiles, les sociétés occidentales n’en revinrent pas, trop heureuses de découvrir que le changement les révèle à elles-mêmes ― et gratifiant les autres d’une philanthropie orgueilleuse. Les sociétés primitives, mieux enracinées, plus patientes et plus fermes, sont anthropophiles, mais susceptibles et cérémonieuses ; d’une courtoisie fusionnelle et autoritaire, elles infusent, ingèrent et dissolvent leurs convives réclusionnaires ― de façon réellement symbolique, si elles sont économes ; de façon symboliquement réelle, quand elles sont généreuses et anthropophages ―, trop heureuses de confirmer que le changement retourne et revient au même.
Diachroniques importunes, mais prodromiques et créatrices, les sociétés occidentales deviennent elles-mêmes en s’ouvrant, hors de chez elles, à la compagnie des autres ; synchroniques discrètes, mais anadromes initiatiques, les sociétés primitives demeurent elles-mêmes en se refermant, chez elles, sur la compagnie des autres. L’histoire ressortit aux sociétés occidentales : elles y accomplissent leur nature ; aux sociétés primitives ressortit la nature, où elles vivent.
L’ensemble et la forme des rapports qu’entretiennent les hommes, en s’associant et en se dissociant, recombinent indéfiniment les sociétés. Les conflits les instituent autant qu’ils les destituent ; c’est leur vitalité même : elles s’y matérialisent — parfois se pétrifient — ; ils les dynamisent — parfois les dynamitent. La matière sociale n’est pas lisse : les hommes y inscrivent leurs excès et leurs insuffisances en courbes irrégulières, saillies, aspérités, lignes brisées ; les anfractuosités qu’ils y creusent n’oblitèrent pas, mais instillent la mémoire de toutes leurs violences. Le dynamisme social n’est pas linéaire : ses mouvements n’ont pas de direction complètement déterminée, ni absolument prévisible. Les conflits impliquent des solutions nécessairement multiples, discutables, incertaines, pas complètement ni toujours efficaces. Les sociétés sont donc métaboliques et diverses. L’attitude qu’elles adoptent pour se prémunir contre les conflits — demeurer les mêmes, redevenir ce qu’elles avaient cessé d’être, changer le moins possible —, ou pour les résoudre — changer le mieux possible, se transformer, tout recommencer —, permet de les différencier ; mais, prises entre l’urgence, l’incertitude et la multiplicité des solutions, elles ont tendance à simplifier le problème des conflits en le réduisant à une alternative : la continuité ou le changement ― l’immémorial ou l’augural ; la tradition ou la modernité ; la cautèle ou l’aventure.
Croquons à gros traits, pour les opposer sans nuance, deux types de société.
Les sociétés primitives, qui savent qu’on ne badine pas avec le changement, s’efforcent à la continuité : elles vivent dans des espaces inhospitaliers, lointains ou inaccessibles ; denses et fermés, comme les forêts ; immenses et ouverts, comme les montagnes, les déserts, ou les régions du Grand Nord ; leur intimité avec les forces et les dangers de la nature, leur isolement, total ou partiel, et leur précarité, tout cela les incite à cataboliser les conflits sociaux, et à conserver leurs moyens de survivre avec d’autant plus de rigidité qu’ils sont fragiles. Au contraire, quand les sociétés occidentales élirent domicile dans l’exiguïté d’une presqu’île européenne incontinente, elles prirent l’habitude de provoquer le changement. Devenues nerveuses à force de promiscuité, elles développèrent une forme de sociabilité confinant à la quérulence ; elles goûtèrent tant et plus les guerres de voisinage et les querelles territoriales que, pour finir d’anaboliser les conflits sociaux, elles raffinèrent sur l’ingérence ; aventurières diluviennes, elles divaguèrent sur la Méditerranée, en Afrique et en Asie, contaminant les sociétés qu’elles rencontraient. Toutefois, après qu’elles se furent installées chez ceux qu’elles avaient envahis puis soumis, devenues déhiscentes et fertiles, les sociétés occidentales n’en revinrent pas, trop heureuses de découvrir que le changement les révèle à elles-mêmes ― et gratifiant les autres d’une philanthropie orgueilleuse. Les sociétés primitives, mieux enracinées, plus patientes et plus fermes, sont anthropophiles, mais susceptibles et cérémonieuses ; d’une courtoisie fusionnelle et autoritaire, elles infusent, ingèrent et dissolvent leurs convives réclusionnaires ― de façon réellement symbolique, si elles sont économes ; de façon symboliquement réelle, quand elles sont généreuses et anthropophages ―, trop heureuses de confirmer que le changement retourne et revient au même.
Diachroniques importunes, mais prodromiques et créatrices, les sociétés occidentales deviennent elles-mêmes en s’ouvrant, hors de chez elles, à la compagnie des autres ; synchroniques discrètes, mais anadromes initiatiques, les sociétés primitives demeurent elles-mêmes en se refermant, chez elles, sur la compagnie des autres. L’histoire ressortit aux sociétés occidentales : elles y accomplissent leur nature ; aux sociétés primitives ressortit la nature, où elles vivent.
Dernière édition par Euterpe le Mer 3 Aoû 2016 - 1:35, édité 4 fois