Jadis a écrit:Excellente référence qu'il faut lire. Aux amateurs : http://archive.org/search.php?query=castel%20de%20saint%20pierreil serait possible d'établir une parenté d'idée entre ce texte kantien et le projet institutionnel européen de l'Abbé de Saint-Pierre (1712), proposant la mise en place de mécanismes de réflexion au niveau européen.
Janus a écrit:Ça ne veut rien dire, Janus. Kant n'est pas "plus habilité" à en parler que d'autres, fût-ce au nom de la philosophie.je dirais que Kant, en qualité de philosophe, a le statut adéquat pour émettre des cogitations de formes extrêmement abstraites sur la Raison elle-même ou sa concrétisation dans les faits, que ce soit en général en matière de théorie de la connaissance, en éthique ou dans les faits de guerre.
Janus a écrit:Vous occultez complètement l'intentio recta, incontournable pour la question qui vous occupe, et qui implique obligatoirement de faire confiance à l'autorité religieuse sur ce point. L'essentiel du corpus concernant la question de la guerre juste n'est pas le fait de la philosophie, mais de la politique et de la religion, à propos d'événements directement ou presque directement vécus.De leur côté, les autorités religieuses, bien que totalement habilitées à faire valoir leurs positions dans ces réflexions sur la paix, ne le font qu'à titre de "partie prenante" et représentatives des valeurs religieuses, dans le cadre de l'action concrète qui inclut une réflexion de type "multipartite", où chacun présente son point de vue, mais qui n'a rien de commun avec la réflexion pure relevant exclusivement du philosophe.
Janus a écrit:Je ne prends pas la peine de rectifier tout le paragraphe précédant cette remarque. Quant à ce que vous dites ici, cela montre que vous ne saisissez pas de quoi il s'agit, au fond, dans cette conférence. On n'invoque pas Dieu pour invoquer Dieu, à propos de la guerre juste. On se pose la question de savoir, étant donné le 5e commandement par exemple, ce qu'on doit faire ou pas. Surtout, ce qui deviendra la question de la guerre juste apparaît dans l'Ancien Testament.Nul besoin, on le voit, d'invoquer Dieu pour commettre des crimes au nom d'une "bonne raison" humaine.
Intemporelle a écrit:C'est un point de vue contractualiste, en fait, qui assimile droit naturel et état de nature (état sans contrat, sans relation). Le droit naturel, jusqu'au XVIIIe, pour l'essentiel et en substance, c'est le droit romain, qui n'a rien à voir avec l'état de nature (philosophie politique moderne).Janus a écrit:Ce n'est pas ce qu'affirme Philippe Touchet.Concernant la vidéo, que dirais que dans les grandes lignes, l'auteur de cet exposé définit par "guerre injuste" celle qui obéirait à un principe transcendant ou divin de justice, faisant par cela référence aux guerres de religion, qui auraient sans doute selon lui pour but d'imposer un "dogme", de vouloir l'"universaliser". Alors que les guerres dites "de punition", qui visent à punir toute agression et répondent à un souci de simple "défensive", ont de ce fait ont une "cause juste", visant à concrétiser une idée universelle de paix.
L'objet principal de sa conférence est précisément de montrer qu'il n'y a pas de guerre juste ou injuste, en ce que celui qui fait la guerre le fait au nom du droit naturel, et donc renonce à toute relation juridique, à toute relation fondée sur un droit commun avec son ennemi. En cela, la guerre échappe aux catégories du juste et de l'injuste pour Touchet, puisque précisément le droit naturel renvoie à un état pré-politique. D'où la citation de Kant, "l'état de guerre est la relation apolitique par excellence". Il y a une contradiction interne à l'idée de guerre juste, car celui qui déclare sa cause comme étant juste, s'érige à la fois comme juge et partie, il prétend faire la guerre au nom d'un principe universel, et donc se pose comme juge de tous les peuples.
Intemporelle a écrit:Le raisonnement se tient, certes. Mais il me paraît fragile, et plus que discutable, en ce que le passage de la guerre punitive à la guerre universelle ne se laisse pas saisir par une quelconque simplification (mais je n'oublie pas la nature et les objectifs très circonscrits de l'intervention de Touchet). Saint Augustin, outre qu'il puise dans l'Ancien Testament des éléments clés de sa pensée de la guerre juste, ne pense pas seulement en Père de l'Église. On oublie presque toujours qu'Augustin fut d'abord un romain. Il pense en romain, et ne peut pas ne pas se référer, fût-ce pour s'y opposer nettement, aux Offices de Cicéron, par exemple. Or, il y a une "universalité" romaine qu'il est périlleux de lover dans celle qu'invente l'Europe disons à partir de l'École de Salamanque. Cette difficulté vient de ce qu'on néglige la nature et l'évolution des institutions politiques romaines, dès avant Constantin, au milieu du IIIe siècle, grosso modo à partir du règne de Dèce. Une universalité en rend possible une autre. Mais les institutions romaines étaient l'expression, le produit, moins d'une universalité (de principes) que d'usages ("universellement" appliqués). Elles ont donné des moyens politiques à l'universalité chrétienne, sans qu'on puisse exactement dire qu'elles l'ont produite. Vous faites donc bien de préciser :[Touchet cite Saint-Augustin], lequel énumère trois cas dans lesquels il n'est pas injuste de faire la guerre :
- la guerre défensive
- la guerre de récupération (d'un territoire par exemple)
- la guerre punitive : "lorsqu'on punit un peuple du mal qu'il a fait à un autre peuple" (cela est donc très éloigné de la guerre défensive)
Touchet cite Saint-Augustin, parce qu'il est l'un des premiers théoriciens de la guerre juste ; ce n'est donc pas par hasard si la religion chrétienne est à l'origine des premières guerres saintes. A travers ces distinctions entre trois cas de guerre que fait S-A, Touchet veut montrer que les deux premiers cas (guerre de récupération, et guerre défensive) sont très différents du troisième.
Dans les deux premiers cas, la guerre est relative, il y a un objet de la guerre (faire quitter à l'ennemi son territoire >> défense ; récupérer un territoire pris par l'ennemi >> récupération), donc la guerre est par là même limitée. Mais dans le troisième cas, il n'y a pas d'objet de la guerre, l’objet de la guerre devient, comme c’est le cas lorsqu’on punit un criminel dans la société, la négation de la liberté de l’autre peuple. Il s’agit de soumettre ou de détruire. En cela le principe de cette guerre est absolu, et elle devient illimitée : c'est le modèle des guerres modernes, qui sont faites au nom de "l'humanité" par exemple.
Intemporelle a écrit:On pourrait prendre, parmi d'autres, l'exemple de la destruction de Carthage par les Romains, lors de la 3e guerre punique, pour invalider ce troisième argument de Touchet.Mon avis personnel est que la jonction entre les guerres punitives antiques, et nos guerres punitives modernes est fragile : elle repose sur le caractère d'illimitation, et la criminalisation. Mais le troisième argument de Touchet (établir une idée universelle de l'homme) me semble peu opérant pour les guerres punitives de l'Antiquité.
Intemporelle a écrit:On aurait eu bien du mal à convaincre les soldats français d'une quelconque cause universelle, si on ne les avait d'abord convaincus que la guerre serait brève. En 1914, on part la fleur au fusil et en chantant, ne l'oublions pas. C'est une fête, celle de qui est convaincu qu'il va récupérer ses territoires.En ce qui concerne la guerre faite au nom de l'humanité [...] : on peut parler d'intervention d'un tiers, dans le cadre de l'ONU certes, mais il y a eu d'autres guerres faites au nom de l'humanité, en dehors de ce cadre. La Première Guerre mondiale, et la propagande française autour de celle-ci en est un exemple : les soldats étaient clairement convaincus qu'ils partaient défendre la civilisation et l'humanité contre la barbarie allemande. Ils s'arrogeaient le droit de combattre au nom de l'humanité, en vertu d'une vision idéalisée de la France, patrie des droits de l'homme et de la démocratie, et d'une conception de l'allemand comme d'un barbare, cristallisée depuis la guerre de 1870 et les exactions commises côté allemand.
Intemporelle a écrit:La comparaison est trompeuse. Quand Rome envoie ses légions pour intervenir entre deux peuples, même "hors" de l'empire (sa zone d'influence dépasse de très loin les limites géographiques de son territoire), ou bien on fait appel à elle en tant qu'elle est la puissance dominante, et seule en position d'arbitrer entre "vassaux", ou bien elle intervient de son propre chef parce que Rome, c'est à la fois Urbi et Orbi. Rome n'est donc jamais un tiers, contrairement à l'ONU qui, de plus, est une réunion de tiers.Puisque Saint-Augustin définit la guerre punitive comme le fait de "punir un peuple du mal qu'il a fait à un autre". C'est donc que dans un conflit entre deux peuples distincts, un tiers intervient et prétend rétablir un droit qui selon lui a été bafoué, ce tiers se fait le juge des deux peuples en conflit. N'est-ce pas ce que fait l'ONU ?
Intemporelle a écrit:Cette thèse me paraît plus que contestable. Il est difficile de soutenir que, parce que des motifs ou des idées ne sont pas explicitement formulés, ils seraient secondaires, voire étrangers au conflit. Certes, le déclenchement de la guerre, comme réalité, fut une surprise, mais les Français étaient psychologiquement préparés depuis un bon bout de temps, parce que l'idée de revanche avait fait son chemin. Les auteurs me semblent ne pas s'apercevoir que cette idée ne sourdait plus précisément parce qu'elle était intériorisée. Or on ne convainc pas un convaincu, on ne l'informe pas de ce qu'il sait déjà. Les autorités politiques étaient littéralement à cours d'idées, pour cette raison même. D'où la transposition ad hoc du fonds de commerce colonialiste que mentionne la page 294 que vous citez. Ce qui me paraît fragiliser encore plus la thèse des deux auteurs, puisque ce fonds de commerce implique évidemment de se tourner par exemple du côté de Barrès, le prince de la jeunesse du temps. Mais, bien en amont, du côté de Sainte Beuve, de Hugo, et puis de Taine. C'est une guerre culturelle, pendant un temps, parce qu'elle s'alimente à une source disponible et "sacrée", constitutive de la nature ou de la "mission" de la France, fille de Rome.Par rapport à l'idée que la population française et son armée partageaient une conception messianique de la guerre, croyant se battre pour l'humanité, je cite l'ouvrage des historiens Jean-Jacques Becker et Stephane Audoin-Rouzeau, tous deux spécialistes de la Grande Guerre, intitulé La France, la nation, la guerre : 1850-1920.L'auteur montre par la suite que cette culture de la guerre s'est surtout cristallisée entre l'été 1914 et les premiers mois de 1915, car l'opinion française a eu rapidement connaissance des atrocités commises par l'envahisseur (destructions massives, exécutions de civils, viols de femmes), atrocités amplifiées par la presse, donc c'est au cours de cette période cruciale que "l'idée de guerre de la civilisation contre la barbarie s'est durablement installée comme une évidence dans la culture de guerre française, jusqu'à en constituer le cœur". Il précise (p. 296) :Contrairement à une idée forgée après coup, dans les motivations des futurs combattants, les idées de Revanche ou de reprise de l'Alsace-Lorraine apparaissent très rarement. Le sentiment d'avoir à défendre son pays fut le sentiment fondamental lors du départ en guerre. Ce qui explique que la guerre fut acceptée par la presque totalité de la population.
P. 267.
"La guerre a mis aux prises deux conceptions différentes de Dieu et de l'Humanité" : cette phrase d'Ernest Lavisse, écrite en 1915, synthétise parfaitement le sens qu'ont attribué à la guerre les intellectuels français, la lecture qu'ils ont faite du conflit, et la manière dont ils ont traduit l'un et l'autre à l'usage du plus grand nombre. La guerre, en effet, n'est pas lue, interprétée, vécue telle qu'elle avait pu l'être moins d'un demi-siècle auparavant, comme un affrontement classique entre nations ou, en l'occurrence, de coalitions de nations. Elle est perçue, et de manière quasi-unanime, en termes d'une lutte de la Civilisation contre la Barbarie.
L'Allemand, l'ennemi, est vu, vécu, compris comme un barbare. Il fait bien plus que menacer la patrie, le sol, les familles de France : il est d'abord une menace pour la civilisation humaine dans son ensemble, sa victoire serait une régression à l'échelle de l'humanité. En ce sens le conflit est présenté et sincèrement perçu comme un affrontement radical posé en termes de survie d'une certaine conception de l'être humain.
P. 294.Le phénomène (= la croyance en cette culture de guerre) n'a pu se produire avec une telle ampleur que dans la mesure où la forme de messianisme qui s'attache à ce type de lecture du conflit en prolongeait deux autres, plus anciens, adversaires à l'origine mais désormais associés dans l'Union sacrée : le messianisme républicain et le messianisme catholique, attribuant tous deux à la France une mission particulière à l'égard de l'humanité tout entière. Le premier au nom de 1789 et des Droits de l'homme, le second au nom de la position éminente de la France dans la chrétienté au titre de "Fille aînée de l'Église", depuis le baptême de Clovis.
Intemporelle a écrit:Réponse imparable à laquelle on ne peut pas ne pas souscrire. Philosopher, c'est argumenter, que ça plaise ou non. C'est prendre position. Aussi cela suppose-t-il d'avoir des connaissances suffisantes, pour éviter de tomber dans l'opinion.Janus a écrit:Une telle accusation devrait être étayée par des exemples précis, tirés de la conférence. De ce que j'ai entendu, le propos général est toujours argumenté, il n'y a pas d'appréciations subjectives, au sens péjoratif de ce terme. Il n'y a pas de neutralité en philosophie, le simple fait de poser une thèse, est une prise de position, le simple fait de citer tel auteur, plutôt qu'un autre, est une prise de position. Reprocheriez vous à Marx, d'être trop orienté politiquement, ou encore à Foucault, exemple plus pertinent puisqu'il enseignait ? On ne demande pas à un philosophe, ou à un professeur de philosophie d'être neutre, mais de n'énoncer que des prises de positions qui soient justifiées, et solidement argumentées, en un mot, qui soient philosophiques. Quant à la remise en cause du monde occidental, elle ne relève pas d'un acharnement déplacé de la part de Philippe Touchet, mais est parfaitement logique dans le cadre du sujet de cette conférence, puisque le concept de "guerre juste" a été surtout développé, théorisé et appliqué dans et par le monde occidental.Par contre après avoir repris une audition plus attentive, je ne peux que confirmer mes critiques que j'avais faites sur le fond et je continue de ne pas approuver l'intégralité du discours. Bien sûr je ne conteste pas l'intérêt des nombreuses analyses fort étayées et documentées, mais je remarque une fois de plus que la structure de sa "plaidoirie" est présentée de façon a intégrer des appréciations purement subjectives et orientées politiquement, qui ne cadrent d'ailleurs pas avec la neutralité qu'on doit exiger d'un enseignant, où on relève fréquemment des mises en cause bien trop ciblées pas seulement contre les guerres de religion mais surtout contre le monde occidental.
Intemporelle a écrit:On ne saurait mieux dire. Si d'aventure ce fil vous intéressait : http://www.forumdephilosophie.com/t577-qu-appelle-t-on-democratie-en-greceSi la guerre disait clairement son nom, au lieu de s'appeler "intervention", "opération de paix" et j'en passe, on ne s'étonnerait pas que des soldats meurent en Afghanistan ou en Irak par exemple. Ce qui m'intéresse là ce n'est pas le plan moral ou juridique, la légitimité ou non de ces guerres, mais les conséquences du fait qu'aujourd'hui on n'ose plus appeler une guerre une guerre, et une armée une armée (actuellement, ce n'est pas une armée qui se bat en Afghanistan, mais une "Force internationale d'assistance et de sécurité").
Janus a écrit:En réalité les deux propositions sont également vraies. Les faits et les concepts alternent et s'articulent dialectiquement. Du reste, on se demande bien ce qu'est un fait, et ce qui le distingue d'un concept (j'exagère le trait, mais à dessein, pour les besoins du propos). Janus, vous semblez ne pas soupçonner la diversité de la concaténation des causes et des effets.dans le cours de l'Histoire les faits ont d'abord lieu, et c'est seulement après qu'ils sont théorisés par des concepts, et non l'inverse.
Intemporelle a écrit:Prudence quand même : http://www.congonline.com/Forum1/Forum04/Mangila15.htm. On peut ramener un objet à un principe, pour le constituer, justement (lui donner l'être, dirait Royer-Collard).quel rapport entre le concept de "guerre juste" et la guerre qui sévit actuellement au Congo RDC en raison des mines de coltan, des diamants, et de la déstabilisation engendrée dans la région par le Rwanda voisin ?
Pour ceux qui souhaitent éclaircir tel ou tel des points soulevés par l'un ou l'autre des participants à ce fil :
- http://books.google.fr/books?id=BRWZYroDke8C&dq=cic%C3%A9ron+guerre+juste&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
- http://books.google.fr/books/about/Saint_Augustin_et_Cic%C3%A9ron.html?id=RmcXAAAAIAAJ&redir_esc=y
- http://mots.revues.org/15512
- http://asterion.revues.org/1508