Kthun a écrit: Silentio a écrit: Mais alors quelle est la différence entre les illusions et les fausses vérités ? Quel critère permet de dire que certaines illusions sont bonnes et d'autres à rejeter si tout est faux (et ce qui est faux l'est au regard de la vérité, du moins d'une autre vérité) ? La croyance en Dieu n'aide-t-elle pas aussi, plus que d'autres, à supporter la vie ?
Il me semble que les "bonnes illusions" sont celles qui garantissent voire préservent l'ordre social (et l'ordre public). Ce sont celles qui ont une utilité sociale. Elles sont "nécessaires" (elles ne datent pas d'hier, elles sont comme "enracinées" depuis des siècles dans les structures mentales) pour éviter le soulèvement des "masses" (comme on disait au XIXème siècle). Au fond, en effet, on croit toujours, malgré les apparences et sans vouloir le reconnaître, qu'il existe d'un côté des idées "vraies" et de l'autre des idées "fausses".
Ce qui relève, somme toute, d'un platonisme à l'usage du peuple, ce qui fait bien partie de la politique nietzschéenne mais ne dit rien de l'utilité des illusions pour les philosophes-rois, les plus élevés des guerriers-gardiens, qui connaissent la vérité, du moins celle qu'il n'y en a pas, et qui doivent pourtant eux aussi, ne serait-ce qu'en tant qu'artistes indépendants, se donner des idoles pour vivre, un monde de nouvelles apparences. Mais le problème est que l'artiste, se sachant créateur, est au-dessus de sa création : comment peut-il croire en ce qu'il se donne pour fiction vitale (je parle de fiction parce que l'illusion est le contraire de la vérité, or pour Nietzsche il n'y a que des erreurs et sa vérité me semble difficile à définir, elle brille plutôt par son absence, le sens est constitutif du réel, il n'y a que des interprétations du monde mais pas de texte prédéfini et enfoui qu'il s'agirait de découvrir) ? S'agit-il d'opposer la persuasion des sens et par eux, la puissance, la rhétorique, à la vérité ? Mais en l'absence de toute véracité de ces fictions, en l'absence de ce qui fait la force des croyances (l'ignorance), la vérité ne conserve-t-elle pas toujours, malgré tout, le plus de force, d'attrait ? A moins de se persuader que nos créations seules sont ce qui est ou de suspendre son jugement (ou bien encore il y a le mythe qui peut éduquer les générations à venir). On peut tromper le peuple, pour son bien ou pour celui des grands hommes, mais l'artiste, le génie, peuvent-ils s'auto-illusionner ? Est-ce que ce qui est censé leur procurer la vie plus intense n'est pas aussi ce qui, le plus trompeur, en révélant par son existence même son caractère de simulacre, affaiblit l'aristocrate nouveau et devrait, s'il prend conscience de cette carence de l'art, le mener à chercher la vérité ? Ainsi, l'art permet de se donner un monde et révèle en même temps la fragilité de notre condition. La question est alors : peut-on sans cesse fuir la vérité de la mort par le divertissement ? C'est ce qu'il y a de tragique chez l'esthète kierkegaardien : il fuit l'hostilité du monde et se réfugie dans l'art, mais plus il fuit et plus il se perd lui-même. Il n'a plus le choix, peut-être, que de produire les conditions de sa jouissance, mais l'art n'est pas assez fort pour devenir la réalité. Autre chose est de reconnaître que ce sont les hommes qui créent les valeurs et qu'ils doivent les tenir pour telles en s'en donnant qui favorisent leurs conditions de vie sans pour autant les assujettir à leurs créations. Mais peut-être le philosophe nietzschéen peut-il jouer à l'artiste tout en recherchant une vérité qui ne vient jamais, recherchant à expérimenter la pluralité du monde et l'intensité d'une vie souffrante qui s'éprouve elle-même dans la tension entre le besoin de vérité et la prise en compte du réel fluctuant sous les discours.