Kvothe a écrit:Intemporelle a écrit:La religion, qui est un système universel, ne saurait donc spontanément accepter la coexistence avec un autre système religieux qui se pose comme son rival, dans sa vocation à l'universel. Les idées d’œcuménisme etc. sont très récentes et témoignent du fait que l’Église catholique s'est vue forcée d'évoluer sur certaines de ses positions assez radicales, parce que les croyants catholiques ont évolué. Mais l'ouverture vers les autres religions n'est pas naturelle, pour les religions.
Je vous rejoins sur l'ensemble de votre post, notamment sur la négation de la liberté, et la volonté de conversion. Ceci étant, quelques exceptions existent, l'Empire Romain me semble le seul à avoir réussi la coexistence pacifique. Les Grecs incluaient volontiers des dieux étrangers dans leurs propres cultes. Et les musulmans ont généralement été tolérants, laissant intacts les lieux de culte et sans persécuter les minorités.
Ce ne sont pas des exceptions à mon sens, mais cela révèle de manière beaucoup plus profonde, une différence fondamentale entre les religions dites païennes (grecque et romaine notamment) et les religions dites révélées (les trois monothéismes). Les religions païennes étaient avant tout des religions civiles, ou pour paraphraser Tocqueville, "des religions municipales". Je reprends ici la distinction que fait Pierre Manent dans son Cours familier de philosophie politique. Les dieux dans les religions païennes sont principalement ceux de la cité, à travers eux c'est surtout la Cité qui est sacralisée. Du coup, le véritable universalisme romain par exemple, n'est pas tant un universalisme religieux que politique. L'influence politique de Rome doit s'étendre partout, quant aux dieux des peuples conquis, ils seront intégrés sous une forme ou sous une autre à la religion romaine, pour symboliser religieusement leur absorption politique dans l'Empire. C'est précisément à partir de ces modèles que Rousseau thématisera l'idée de religion civile nécessaire pour fonder l'appartenance à la cité. Les religions païennes fondent une appartenance à un lieu, une cité (les religions acculturées des peuples sont finalement intégrées dans une identité romaine en dernière instance), alors que les religions dites révélées n'ont pas d'ancrage territorial ou politique. Elles ne viennent pas (à l'origine) renforcer un ancrage territorial ou politique, mais se caractérisent précisément par l'absence d'ancrage : la religion catholique par exemple s'adresse aux hommes en tant qu'ils sont hommes, idem pour l'Islam. Les religions révélées sont universalistes parce qu'elles transmettent un message adressé à chacun par un Dieu auquel chacun peut se convertir, mais un message dont la vocation à l'universel est irréductible à aucun ancrage territorial ou politique. Ainsi, ce qui s'oppose à l'image des dieux païens de la cité, c'est l'idée inverse du peuple de Dieu (dans la religion juive notamment) : c'est un peuple qui n'a plus de site politique, s'y opère une certaine forme de négation du politique, éclipsé par le religieux. Les religions révélées avaient l'ambition originaire de consacrer un état des hommes où ils n'auraient plus besoin d'État, parce que ce qui les lie, ce n'est pas une communauté horizontale politique, c'est un lien vertical avec Dieu. Là réside le tournant opéré par les religions révélées ou monothéistes, qui les distingue des religions païennes, et notamment des religions grecques et romaines. Les religions païennes n'avaient pas de prétention universaliste, d'où la possibilité de coexister avec d'autres religions, voire de les absorber (mais l'absorption résulte moins de la religion romaine elle-même, que de l'universalisme politique de Rome, sous la forme de l'impérialisme).
L'absolu, avec tout ce qu'il contient de radicalité et de violence est constitutif des trois religions révélées, et si elles se montrent parfois tolérantes par rapport à d'autres systèmes universalistes, ce n'est pas spontanément, mais forcées (par l'intérêt, par les évolutions de la société, par la force brute etc.).