Commençons par les philosophes qui dévalorisent la dialectique.
Aristote :
1. Le scientifique et l'homme cultivé (le philosophe)
La question des méthodes scientifiques occupe une grande place dans l'œuvre d'Aristote, pour qui de telles considérations sur la méthode incombent aux hommes cultivés [nous nous appuyons ici sur la thèse de Jean-Marie Le Blond, dans son Introduction aux Parties des animaux, Livre I, édité chez Aubier en 1945], mais pas aux scientifiques eux-mêmes. Il se demande par exemple si un biologiste doit procéder comme un astronome, au moyen d'enquêtes empiriques, à la recherche de faits, pour n'en déterminer qu'ensuite le pourquoi et les causes. Il faut, selon lui, partir d'un recensement des faits, d'une enquête sur les phénomènes (ce en quoi il s'oppose radicalement à la conception platonicienne de la science). Cf. le terme grec ἱστορία (historia), qui signifie enquête. Attention toutefois, ce qu'Aristote appelle "phénomène" est constitué à la fois de faits et de λεγόμενα (de choses dites), car il part du principe qu'il y a beaucoup à apprendre de ce que l'on dit des choses (d'où la démarche doxographique que l'on trouve si souvent dans son œuvre).
A l'homme cultivé appartient non seulement le travail critique à l'égard des méthodes des autres sciences, mais c'est à lui qu'incombent les considérations sur les méthodes comme telles. Ainsi, le traité Des Parties des animaux serait réservé aux gens cultivés, et pas seulement aux biologistes. Mais si n'importe quel homme cultivé doit être capable de répondre à ces questions de méthode, c'est en philosophe qu'Aristote y répond.
Dans tous les phénomènes, dans tout devenir naturel, nous pouvons apercevoir plusieurs causes, celles qui expliquent en vue de quoi et celles qui expliquent à partir de quoi se produit le mouvement. On trouve au moins ces deux causes dans tout phénomène naturel, la question étant de savoir laquelle est de nature première, et laquelle de nature seconde, laquelle privilégier. Cette compétence méthodologique est celle de l'homme cultivé (plus large que celle du savant lui-même), et c'est comme tel qu'Aristote intervient dans les Parties des animaux.
2. Les affaires humaines et la science
La pensée politique d'Aristote s'inspire de la même méthode (un bon exemple dans Éthique à Nicomaque, VI, 5). Cette démarche n'est pas empiriste, mais pour ainsi dire "expérimentaliste", en ce sens qu'avant de théoriser, le philosophe recense les faits. Dans le Livre I, 1, en 1094b, il recense les questions qui sont l'objet de la politique et constate qu'elles donnent lieu à de telles incertitudes, à de tels désaccords dans les prises de position, qu'on a pu croire qu'elles existaient par convention, mais pas par nature (allusion aux sophistes). Le conventionnalisme est cependant incapable de rendre compte de l'obligation où l'on est d'obéir à la loi.
On constate la même incertitude à propos des biens : qu'est-ce qui est véritablement avantageux ? (cf. 2e section des Fondements de la métaphysique des mœurs : le bonheur est un idéal de l'imagination ; aucune réflexion ne permet d'en trouver le contenu, ni le moyen de le trouver).
Lorsqu'on étudie des questions de ce type, il faut se contenter d'approcher la vérité de manière grossière et approximative. Il y a une part inévitable de contingence dans les affaires humaines. Or on doit partir de principes constants, et on doit aboutir à des conclusions démontrées. Et l'homme cultivé (le philosophe) est capable de comprendre qu'on ne peut exiger de démonstration rigoureuse que d'un mathématicien. Certes, dans chaque domaine spécialisé, c'est évidemment à l'homme spécialisé qu'il incombe de juger. Mais quant à la façon même d'argumenter de tel ou tel, c'est à l'homme cultivé de la déterminer. Pourquoi ? Parce qu'il est capable de voir qu'il y a des principes propres à une science, et des principes communs à chaque science.
Mais quelles sont les caractéristiques accordées à l'homme cultivé ?
- l'universalité de sa "compétence",
- l'universalité de sa fonction critique,
- le caractère formel de son travail,
- son ouverture à la totalité (mettre les différents spécialistes à leur place).
De telles caractéristiques montrent tout à la fois que la "culture générale" n'est pas une science, mais qu'elle n'est pas un bavardage [1]. Sur le terrain de la méthode, le savant se voit soumis à la juridiction de l'homme cultivé. On ne peut pas à la fois faire œuvre de savant et de spécialiste de la méthode.
Ces propos tenus concernant la culture générale coïncident avec ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et les Réfutations sophistiques. Même si la critique n'est qu'une partie de la dialectique, elle en est le principal usage. Mais cet usage n'est-il pas essentiel à la dialectique ?
Par la maîtrise qui est la sienne, le dialecticien peut montrer que celui qui prétend savoir ne sait pas. Il peut aussi exploiter l'ignorance de l'adversaire. Mais il peut établir une conclusion fausse. La dialectique réfute réellement, mais ne démontre qu'en apparence. Dans ce qu'elle nie, ou en tant qu'elle nie, elle est légitime. Mais dans ce qu'elle affirme, si elle n'est qu'éristique, elle est l'héritière des sophistes.
Contrairement à Socrate, Aristote accorde une certaine valeur à cet usage sophistique de la dialectique qui exploite l'ignorance des autres (cf. Réfutations sophistiques, Section III, chap. 34, §3) :
Le premier de ces deux usages est légitime en lui-même. Aristote ne récuse pas entièrement le second, car il peut être légitime, à la condition de se donner pour ce qu'il est : un art de l'apparence.
[1]Les positions d'Aristote sont manifestement différentes du platonisme :
- Si le philosophe exerce une fonction critique, cette fonction n'est pas une compétence
- La science suprême du platonisme (qu'Aristote tient pour impossible) est détrônée au profit d'une science formelle.
Dernière édition par Euterpe le Lun 21 Aoû 2017 - 22:09, édité 3 fois
Aristote :
1. Le scientifique et l'homme cultivé (le philosophe)
La question des méthodes scientifiques occupe une grande place dans l'œuvre d'Aristote, pour qui de telles considérations sur la méthode incombent aux hommes cultivés [nous nous appuyons ici sur la thèse de Jean-Marie Le Blond, dans son Introduction aux Parties des animaux, Livre I, édité chez Aubier en 1945], mais pas aux scientifiques eux-mêmes. Il se demande par exemple si un biologiste doit procéder comme un astronome, au moyen d'enquêtes empiriques, à la recherche de faits, pour n'en déterminer qu'ensuite le pourquoi et les causes. Il faut, selon lui, partir d'un recensement des faits, d'une enquête sur les phénomènes (ce en quoi il s'oppose radicalement à la conception platonicienne de la science). Cf. le terme grec ἱστορία (historia), qui signifie enquête. Attention toutefois, ce qu'Aristote appelle "phénomène" est constitué à la fois de faits et de λεγόμενα (de choses dites), car il part du principe qu'il y a beaucoup à apprendre de ce que l'on dit des choses (d'où la démarche doxographique que l'on trouve si souvent dans son œuvre).
A l'homme cultivé appartient non seulement le travail critique à l'égard des méthodes des autres sciences, mais c'est à lui qu'incombent les considérations sur les méthodes comme telles. Ainsi, le traité Des Parties des animaux serait réservé aux gens cultivés, et pas seulement aux biologistes. Mais si n'importe quel homme cultivé doit être capable de répondre à ces questions de méthode, c'est en philosophe qu'Aristote y répond.
Dans tous les phénomènes, dans tout devenir naturel, nous pouvons apercevoir plusieurs causes, celles qui expliquent en vue de quoi et celles qui expliquent à partir de quoi se produit le mouvement. On trouve au moins ces deux causes dans tout phénomène naturel, la question étant de savoir laquelle est de nature première, et laquelle de nature seconde, laquelle privilégier. Cette compétence méthodologique est celle de l'homme cultivé (plus large que celle du savant lui-même), et c'est comme tel qu'Aristote intervient dans les Parties des animaux.
2. Les affaires humaines et la science
La pensée politique d'Aristote s'inspire de la même méthode (un bon exemple dans Éthique à Nicomaque, VI, 5). Cette démarche n'est pas empiriste, mais pour ainsi dire "expérimentaliste", en ce sens qu'avant de théoriser, le philosophe recense les faits. Dans le Livre I, 1, en 1094b, il recense les questions qui sont l'objet de la politique et constate qu'elles donnent lieu à de telles incertitudes, à de tels désaccords dans les prises de position, qu'on a pu croire qu'elles existaient par convention, mais pas par nature (allusion aux sophistes). Le conventionnalisme est cependant incapable de rendre compte de l'obligation où l'on est d'obéir à la loi.
On constate la même incertitude à propos des biens : qu'est-ce qui est véritablement avantageux ? (cf. 2e section des Fondements de la métaphysique des mœurs : le bonheur est un idéal de l'imagination ; aucune réflexion ne permet d'en trouver le contenu, ni le moyen de le trouver).
Lorsqu'on étudie des questions de ce type, il faut se contenter d'approcher la vérité de manière grossière et approximative. Il y a une part inévitable de contingence dans les affaires humaines. Or on doit partir de principes constants, et on doit aboutir à des conclusions démontrées. Et l'homme cultivé (le philosophe) est capable de comprendre qu'on ne peut exiger de démonstration rigoureuse que d'un mathématicien. Certes, dans chaque domaine spécialisé, c'est évidemment à l'homme spécialisé qu'il incombe de juger. Mais quant à la façon même d'argumenter de tel ou tel, c'est à l'homme cultivé de la déterminer. Pourquoi ? Parce qu'il est capable de voir qu'il y a des principes propres à une science, et des principes communs à chaque science.
Mais quelles sont les caractéristiques accordées à l'homme cultivé ?
- l'universalité de sa "compétence",
- l'universalité de sa fonction critique,
- le caractère formel de son travail,
- son ouverture à la totalité (mettre les différents spécialistes à leur place).
De telles caractéristiques montrent tout à la fois que la "culture générale" n'est pas une science, mais qu'elle n'est pas un bavardage [1]. Sur le terrain de la méthode, le savant se voit soumis à la juridiction de l'homme cultivé. On ne peut pas à la fois faire œuvre de savant et de spécialiste de la méthode.
Ces propos tenus concernant la culture générale coïncident avec ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et les Réfutations sophistiques. Même si la critique n'est qu'une partie de la dialectique, elle en est le principal usage. Mais cet usage n'est-il pas essentiel à la dialectique ?
Par la maîtrise qui est la sienne, le dialecticien peut montrer que celui qui prétend savoir ne sait pas. Il peut aussi exploiter l'ignorance de l'adversaire. Mais il peut établir une conclusion fausse. La dialectique réfute réellement, mais ne démontre qu'en apparence. Dans ce qu'elle nie, ou en tant qu'elle nie, elle est légitime. Mais dans ce qu'elle affirme, si elle n'est qu'éristique, elle est l'héritière des sophistes.
Contrairement à Socrate, Aristote accorde une certaine valeur à cet usage sophistique de la dialectique qui exploite l'ignorance des autres (cf. Réfutations sophistiques, Section III, chap. 34, §3) :
Organon VI, Traduction Tricot, Vrin, 1995, p. 135 a écrit:mais comme on demande en outre à la dialectique, en raison de sa parenté avec la sophistique, non seulement d'être capable d'éprouver la valeur de l'adversaire d'une manière dialectique, mais aussi de paraître connaître la chose en discussion
Le premier de ces deux usages est légitime en lui-même. Aristote ne récuse pas entièrement le second, car il peut être légitime, à la condition de se donner pour ce qu'il est : un art de l'apparence.
[1]Les positions d'Aristote sont manifestement différentes du platonisme :
- Si le philosophe exerce une fonction critique, cette fonction n'est pas une compétence
- La science suprême du platonisme (qu'Aristote tient pour impossible) est détrônée au profit d'une science formelle.
Dernière édition par Euterpe le Lun 21 Aoû 2017 - 22:09, édité 3 fois