C. Le διαλέγεσθαι comme rupture avec le discours de l'expérience et le discours poétique
1. Le refus du discours de l'expérience
Source : République (ou De la justice), Livre I (l'entretien entre Céphale et Socrate).
On a plaisir à dialoguer avec les anciens : ils nous ont précédés et ils ont suivi une route que nous aurons peut-être à suivre. C'est pourquoi il est intéressant de s'enquérir auprès d'eux, car il ont de l'expérience. Mais leur sagesse (et celle de Céphale, homme d'expérience) est limitée.
C'est bien de concevoir les désirs comme un esclavage, la tempérance comme un signe de liberté intérieure. Mais ce qui est en jeu n'est pas le caractère des hommes. Pour Céphale, la justice consiste à rendre ce qu'on doit aux autres. Or Socrate réfute ce qu'il dit en recourant à l'exemple de l'arme (exemple qui relève de la casuistique).
Au moment où l'entretien se focalise sur ce que doit être son objet philosophique (la justice), Céphale s'en va précipitamment. Ici, le διαλέγεσθαι récuse le discours de l'homme d'expérience. Pourquoi récuser ainsi l'homme d'expérience en tant qu'interlocuteur ? Il y a une différence entre :
- récuser l'homme d'expérience comme interlocuteur
- récuser les gens qui sont censés s'y connaître dans un certain domaine (les τεχνικοί)
Céphale est modeste, ce n'est pas lui qui a eu l'idée de définir la justice. Dans la pratique, il s'oriente de façon tout à fait correcte. Il y a comme une rectitude de l'expérience : Céphale est mesuré, modéré. Mais l'homme d'expérience n'est pas un interlocuteur possible. Pourquoi ? Cela tient à 2 raisons :
a. inévitable particularité et contingence de l'expérience.
Or la particularité de l'expérience particularise nécessairement l'enseignement. L'expérience permet certes de voir correctement les choses, mais cette correction, cette droiture ne suffit pas en philosophie. La vérité n'est pas une opinion droite, correcte ; même si, par ailleurs, elle se souciait de rendre compte d'elle-même, l'opinion droite ne pourrait valoir comme vérité. Cette rectitude est loin d'être au niveau de ce qui est nécessairement la vérité. Cette particularité, qui n'exclut pas la rectitude de l'expérience, ne permet pas d'accéder à la vérité. Il faut un raisonnement spécifique, celui de la philosophie.
b. Incapacité de l'expérience à rendre compte de ce qu'elle peut énoncer.
C'est son mutisme fondamental qui la rend impropre à participer à la dialectique. Elle n'existe jamais sous la forme d'un savoir transmissible. Dans l'expérience, il y a quelque chose d'indicible, de muet. Il y a aussi une répétitivité narrative des hommes d'expérience : ils ressassent, mais ils n'argumentent pas. On constate ainsi une incapacité de l'expérience à se dire.
Le διαλέγεσθαι doit donc prendre ses distances avec la seule expérience. Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, présente très explicitement sa phénoménologie comme une science de l'expérience de la conscience. L'accès au savoir doit nécessairement emprunter 2 voies : - l'expérience même, dont le débouché est de se supprimer elle-même pour accéder au savoir ; - le savoir (cf. la 3e partie de la préface). Platon, quant à lui, vise autre chose en récusant l'expérience, d'où le strict essentialisme de la pensée platonicienne.
2. Le refus du discours poétique
C'est déjà une pratique sophistique de commenter les œuvres du patrimoine littéraire. Platon pense que l'on peut faire dire n'importe quoi aux œuvres poétiques. Elles doivent être interprétées, c'est pourquoi elles lui paraissent suspectes, car cette nécessité de l'interprétation permet parfois aux politiciens de leur faire dire des imbécillités.
Il y a en outre une ambiguïté quant aux origines de la poésie (et du poète). Les Grecs tiennent le poète pour un homme inspiré, un homme divin. Au mieux, toutefois, la poésie est révélatrice. Elle dévoile. Mais quant à expliquer, c'est ce qu'elle ne fait pas. Les sentences poétiques sont énigmatiques. Le discours poétique dit peut-être des vérités, mais il n'en rend pas compte (et est incapable d'en rendre compte).
Il n'y a pas grand chose à tirer, philosophiquement, du discours poétique. Mais le dialecticien a la possibilité de recourir au mythe, quand cela est légitime, car il est des domaines où le discours de vérité est impossible, et où il faut recourir à des interprétations vraisemblables (cf. par exemple la formation physique du Cosmos dans le Timée). Dans le domaine politique également, le dialecticien peut légitimement recourir au mythe pour mener la foule là où il faut, car la foule ne peut pas être philosophe selon Platon, elle refuse de se soumettre à la raison. Or le mythe peut la persuader de suivre le dialecticien. Cependant, il ne faut pas confondre cela avec la démagogie : le mythe a pour but le bien de la foule.
En conclusion, le διαλέγεσθαι est à la fois ce qui permet à l'interlocuteur de se détacher de ses opinions, et de prendre conscience de ses contradictions. C'est une propédeutique à la science, mais c'est plus que cela : c'est une impulsion et un chemin, qui va mener à la connaissance. S'il en est ainsi, c'est que le διαλέγεσθαι a un rapport intime avec la pensée, c'est que le διαλέγεσθαι est déjà le διανοεῖσθαι.
Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 0:18, édité 1 fois
1. Le refus du discours de l'expérience
Source : République (ou De la justice), Livre I (l'entretien entre Céphale et Socrate).
On a plaisir à dialoguer avec les anciens : ils nous ont précédés et ils ont suivi une route que nous aurons peut-être à suivre. C'est pourquoi il est intéressant de s'enquérir auprès d'eux, car il ont de l'expérience. Mais leur sagesse (et celle de Céphale, homme d'expérience) est limitée.
C'est bien de concevoir les désirs comme un esclavage, la tempérance comme un signe de liberté intérieure. Mais ce qui est en jeu n'est pas le caractère des hommes. Pour Céphale, la justice consiste à rendre ce qu'on doit aux autres. Or Socrate réfute ce qu'il dit en recourant à l'exemple de l'arme (exemple qui relève de la casuistique).
Au moment où l'entretien se focalise sur ce que doit être son objet philosophique (la justice), Céphale s'en va précipitamment. Ici, le διαλέγεσθαι récuse le discours de l'homme d'expérience. Pourquoi récuser ainsi l'homme d'expérience en tant qu'interlocuteur ? Il y a une différence entre :
- récuser l'homme d'expérience comme interlocuteur
- récuser les gens qui sont censés s'y connaître dans un certain domaine (les τεχνικοί)
Céphale est modeste, ce n'est pas lui qui a eu l'idée de définir la justice. Dans la pratique, il s'oriente de façon tout à fait correcte. Il y a comme une rectitude de l'expérience : Céphale est mesuré, modéré. Mais l'homme d'expérience n'est pas un interlocuteur possible. Pourquoi ? Cela tient à 2 raisons :
a. inévitable particularité et contingence de l'expérience.
Or la particularité de l'expérience particularise nécessairement l'enseignement. L'expérience permet certes de voir correctement les choses, mais cette correction, cette droiture ne suffit pas en philosophie. La vérité n'est pas une opinion droite, correcte ; même si, par ailleurs, elle se souciait de rendre compte d'elle-même, l'opinion droite ne pourrait valoir comme vérité. Cette rectitude est loin d'être au niveau de ce qui est nécessairement la vérité. Cette particularité, qui n'exclut pas la rectitude de l'expérience, ne permet pas d'accéder à la vérité. Il faut un raisonnement spécifique, celui de la philosophie.
b. Incapacité de l'expérience à rendre compte de ce qu'elle peut énoncer.
C'est son mutisme fondamental qui la rend impropre à participer à la dialectique. Elle n'existe jamais sous la forme d'un savoir transmissible. Dans l'expérience, il y a quelque chose d'indicible, de muet. Il y a aussi une répétitivité narrative des hommes d'expérience : ils ressassent, mais ils n'argumentent pas. On constate ainsi une incapacité de l'expérience à se dire.
Le διαλέγεσθαι doit donc prendre ses distances avec la seule expérience. Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, présente très explicitement sa phénoménologie comme une science de l'expérience de la conscience. L'accès au savoir doit nécessairement emprunter 2 voies : - l'expérience même, dont le débouché est de se supprimer elle-même pour accéder au savoir ; - le savoir (cf. la 3e partie de la préface). Platon, quant à lui, vise autre chose en récusant l'expérience, d'où le strict essentialisme de la pensée platonicienne.
2. Le refus du discours poétique
C'est déjà une pratique sophistique de commenter les œuvres du patrimoine littéraire. Platon pense que l'on peut faire dire n'importe quoi aux œuvres poétiques. Elles doivent être interprétées, c'est pourquoi elles lui paraissent suspectes, car cette nécessité de l'interprétation permet parfois aux politiciens de leur faire dire des imbécillités.
Il y a en outre une ambiguïté quant aux origines de la poésie (et du poète). Les Grecs tiennent le poète pour un homme inspiré, un homme divin. Au mieux, toutefois, la poésie est révélatrice. Elle dévoile. Mais quant à expliquer, c'est ce qu'elle ne fait pas. Les sentences poétiques sont énigmatiques. Le discours poétique dit peut-être des vérités, mais il n'en rend pas compte (et est incapable d'en rendre compte).
Il n'y a pas grand chose à tirer, philosophiquement, du discours poétique. Mais le dialecticien a la possibilité de recourir au mythe, quand cela est légitime, car il est des domaines où le discours de vérité est impossible, et où il faut recourir à des interprétations vraisemblables (cf. par exemple la formation physique du Cosmos dans le Timée). Dans le domaine politique également, le dialecticien peut légitimement recourir au mythe pour mener la foule là où il faut, car la foule ne peut pas être philosophe selon Platon, elle refuse de se soumettre à la raison. Or le mythe peut la persuader de suivre le dialecticien. Cependant, il ne faut pas confondre cela avec la démagogie : le mythe a pour but le bien de la foule.
En conclusion, le διαλέγεσθαι est à la fois ce qui permet à l'interlocuteur de se détacher de ses opinions, et de prendre conscience de ses contradictions. C'est une propédeutique à la science, mais c'est plus que cela : c'est une impulsion et un chemin, qui va mener à la connaissance. S'il en est ainsi, c'est que le διαλέγεσθαι a un rapport intime avec la pensée, c'est que le διαλέγεσθαι est déjà le διανοεῖσθαι.
Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 0:18, édité 1 fois