PhiloGL a écrit:il n'y a pas à lire dans le texte de Sophocle ce qui ne s'y trouvait pas, c'est-à-dire la mise en scène d'un "problème œdipien".
En réalité, Freud ne prétend pas que cette œuvre de Sophocle soit la mise en scène de ce qu'il a appelle "complexe d'Oedipe". Il lui a suffi de mettre à profit ce qu'on a toujours enseigné en littérature : certaines tragédies de Sophocle (comme celles d'Eschyle et d'Euripide) sont des archétypes, des modèles. Il a tenté une transposition de ce modèle. Il faut donc inverser les termes du rapport que vous établissez entre l'œuvre de Freud et celle de Sophocle. Freud ne fait pas une lecture psychanalytique, autrement dit anachronique de Sophocle : il choisit une de ses tragédies pour modéliser un type de relation psychologique, et structurant selon lui une part essentielle de l'enfance dans le cadre de la société qu'on appelle famille (inceste et parricide sous la forme d'un désir inconscient). Cette démarche intellectuelle de Freud tient de l'allégorie et de la parabole, lesquelles lui tiennent lieu de conceptualisation (je ne discute pas la teneur scientifique de la chose).
PhiloGL a écrit:Si Freud était doué d'une telle clairvoyance en matière de psychologie qu'il aurait vu que Sophocle était inconscient de la problématique universelle qui l'habitait et qui dirigeait son écriture, alors nous sommes en présence d'une performance intellectuelle
C'est moins la question de la clairvoyance intellectuelle (ou pas) de Freud, qui compte, que la "tradition", dans laquelle il s'inscrit consciemment ou pas, de (ré)interpréter tout le passé à la lumière de ce qu'il comprend de son temps.
Deux exemples. D'abord, l'époque antérieure aux présocratiques et aux philosophes est l'époque du mythos, et pas encore du logos, d'après Platon. Les deux termes signifient en partie la même chose : parole. Mais la parole mythique n'a pas la rationalité du logos, sa vérité n'est pas encore la vérité d'une science (autre sens, plus important, du terme logos - qui a donné logique). Or, la parole mythique (Homère, Hésiode, etc.) prétend dire le vrai au moyen d'un récit, qui n'est autre que le récit de la formation (cosmogonie/théogonie) et de l'histoire (Les travaux et les jours, etc.) du monde. Ce sera encore le cas dans la littérature latine. Pourtant, nul n'a jamais songé à en faire le reproche, ni à Hésiode, ni à Eschyle, ni à Lucrèce, Virgile, etc. Ensuite, le XIXe siècle allemand abonde en réinterprétations du passé : Hegel, Nietzsche, Marx, etc. Ces trois-là prétendent ni plus ni moins se saisir de l'histoire totale.
Ainsi, pour échapper au "tout ou rien" avec Freud, il faut intégrer ou réintégrer son œuvre (et la psychanalyse) dans une histoire des idées (chose que les écoles ne font plus guère...), avec ce double avantage d'une mise en perspective, et d'une relativisation.
Pour ce qui concerne plus précisément la tragédie comme genre théâtral, deux remarques.
D'abord, la tragédie, par définition (mais pour faire très bref), n'est pas qu'une suite d'œuvres qui se succéderaient dans l'histoire, mais aussi et tout autant une réinterprétation sans cesse renouvelée de la tragédie par les dramaturges eux-mêmes (à commencer par ces quasi contemporains que furent, parmi d'autres oubliés ou moins connus, Eschyle, Sophocle et Euripide), avec des moyens aussi variés que l'intertextualité, le pastiche, la parodie, le plagiat, etc., pour "(ré)-actualiser" la littérature, la maintenir attachée à ses points d'ancrage. Ainsi, parmi les constantes qu'on peut retrouver dans toute l'histoire du théâtre tragique, vous avez non seulement la violence, mais d'abord et surtout la violence familiale, à travers des actes proprement monstrueux qui déterminent rigoureusement ce qu'on appelle le registre tragique en littérature (susciter l'effroi et la pitié). De ce point de vue, on peut tracer une ligne droite entre les tragédies antiques et le drame romantique, en passant par Shakespeare. Plus près de nous, Anouilh, Cocteau, Giraudoux, etc., ont repris les tragédies antiques en les adaptant au contexte français et européen du premier XXe siècle.
Ensuite, à partir de Kant, les philosophes ont intégré de plus en plus étroitement l'art et la littérature à leurs œuvres. Les interprétations hégélienne, schopenhauerienne, et nietzschéenne de la tragédie sont devenues incontournables. En France, celles de Sartre et de Camus ne sont pas moins importantes.
Cette longue digression pour dire que, si la tragédie a ses caractéristiques propres, comme genre littéraire "autonome", ses enjeux dépassent de très loin les seules questions littéraires. Freud ne fait que se saisir d'un matériel culturel ou intellectuel à disposition qui ne met en danger, ni la possibilité de lire et de comprendre du dedans des œuvres antérieures à la psychanalyse, ni la possibilité de lire la psychanalyse sans tomber dans le "tout-psychanalytique".
PhiloGL a écrit:qui peut placer Freud à côté des neuropsychologues modernes dont les travaux sont enseignés en Fac de psychologie. Mais ces travaux modernes sont-ils enseignés aux étudiants de Philo&Lettres ? Ç'a m'étonnerait.
Le sujet est l'un des cinq groupes de notions au programme de la philosophie en terminale. Or c'est la question centrale de la psychanalyse qui, fût-ce pour être sinon invalidée, du moins sévèrement critiquée, a suscité des interlocuteurs de la trempe d'Alain, de Sartre, de Popper, etc. On peut discuter de la place de la psychanalyse dans la philosophie. Elle est au moins à sa marge. Ajoutons que la psychocritique, par exemple, a donné des résultats intéressants en littérature, et constitue un corpus important pour des études littéraires.
Le reste de vos propos me laisse penser qu'un philosophe et psychanalyste comme Castoriadis (très sévère avec Lacan), notamment ce qu'il a écrit sur la question du sujet, vous montrerait en quoi les deux disciplines gagnent à se rencontrer (Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, chapitre VI ; Le monde morcelé (Carrefours du labyrinthe 3), "L'état du sujet aujourd'hui").
Pour finir, j'en profite pour vous souhaiter la bienvenue sur le forum.
Dernière édition par Euterpe le Ven 23 Oct 2015 - 19:12, édité 1 fois