Liber a écrit: En effet, Stirner pense que l'individu est souverain, nous sommes seuls à décider de ce qui nous convient ou pas. Si je veux vraiment trucider quelqu'un, je ne dois pas hésiter par peur des représailles. Ainsi, un stirnérien serait parfaitement à l'aise en Corse, où il aurait à lutter contre d'autres individus, non contre un État ou une société (mais ce serait possible aussi, quoique cela demanderait de s'associer). Si ces mafieux étaient animés des mêmes idéaux que les Florentins, nous ne serions pas loin de l'idéal nietzschéen : des individus libres aux idéaux élevés, qui se battent entre eux, mènent une vie dangereuse, ont besoin de l'art pour assouvir leurs désirs de puissance, d'éclat, de grandeur.
Nietzsche aurait donc aimé les westerns ! Je préfère considérer Clint Eastwood, dans la trilogie des dollars, comme l'Etranger, le dialecticien indépendant et solitaire débarquant en ville et réglant ses comptes avec l'adversité par la dialectique (qui peut casser des briques). :lol:
Liber a écrit: Comment alors comprendre des maximes universelles telles que "Tu ne tueras point" ?
Chez Hobbes, par exemple, je ne dois pas tuer tant que la loi permet ma sécurité. Si ce n'est pas le cas, je peux me rebeller et reprendre mon droit de nature et chercher tout moyen que je juge bon et nécessaire pour me conserver. Et en cas de guerre entre Léviathans, je suis obligé de me battre contre ceux qui menacent la communauté qui garantit mon intérêt. Peut-être peut-on réinterpréter les commandements divins comme des lois de nature (des préceptes dictés par la raison) comme normes des lois civiles à venir. Mais c'est la communauté politique seule qui peut garantir ces lois, les faire être de vraies lois, en assurant l'obéissance de tous les sujets. Ce sont les hommes qui par les conventions passées entre eux et la loi émanant du pouvoir souverain (représentant leurs intérêts) qui définissent le bien et le mal, la justice, etc., tandis que dans la nature chacun est juge de ce qui est bon ou non pour lui-même. En ce sens, le "tu ne tueras point" est conditionnel. S'il est préférable de ne pas tuer dans l'état de nature, parce que l'égalité naturelle mène à la destruction mutuelle, il est cependant préférable, en société (qui de fait nous préexiste, tandis que l'état de nature est fictif), de ne pas tuer car en tuant on outrepasse notre liberté (ou plutôt ses conditions de possibilité), laquelle est permise par l'état de droit (lui-même nécessaire à toute liberté et à toute subsistance par le vivre-ensemble - qui s'il s'effondre mène à la violence). Hobbes me semble plus subtil et conscient du réel que Kant.
Liber a écrit: Schopenhauer avait raison de comparer la morale kantienne à la morale judaïque. Toutes les deux sont sans application pratique possible, sauf à les contourner, ce qui en rend le principe d'universalité caduque.
Au contraire, le judaïsme serait bien plus l'antithèse de la morale kantienne : l'une est pure et ne correspond pas à l'existence humaine concrète, l'autre est certes dure mais toute orientée vers la pratique (rites et cérémonies sont plus déterminants dans la moralité que la réflexion sur les intentions). On ne comprendrait pas, sinon, comment le judaïsme peut être une religion (elle est effectivement pratiquée). Je vous mets au défi, au contraire, de me montrer un kantien : ça n'existe pas. (A noter que dans le judaïsme, les commandements sont donnés à un peuple, élu, à une communauté politique, dont Moïse est le législateur, tandis que la prétention à l'universalité, qui pourrait être vue comme un impérialisme, ne vient qu'avec le christianisme.)
Liber a écrit: Cela dit, il me semble, comme le dit son épitaphe, que Kant souhaitait juste contempler la loi morale, comme il s'émerveillait du ciel étoilé. C'était une façon de retrouver la foi chrétienne, quand on n'a plus la certitude de l'existence de Dieu, on a encore celle de la morale, la morale des chrétiens étant intimement liée à leur Dieu.
Kant a tendance, me semble-t-il, à chercher des idéaux qui, paradoxalement, requièrent qu'ils soient inaccessibles, inatteignables, pour être visés et servir de points de repère à l'homme perdu dans le monde et confronté au déterminisme du monde phénoménal (si nous sommes des animaux alors entretuons-nous, mais est-ce que nous voulons ? Comment devenir libres - et ne pas nous entredévorer ? Les commandements donnés à Moïse ne sont-ils pas le premier pas vers l'état de droit limitant les désirs, la bestialité banale de l'animal humain, vers son humanisation, la civilisation, et la liberté ?). Maintenant que nous savons avec Kant ce qu'est une morale idéale, qui ne concerne pas les hommes, qui n'est que perfection du devoir-être, il faudrait penser une morale à hauteur d'homme, prenant en compte l'imperfection relative de l'être. Est-ce qu'à ce titre la morale de Schopenhauer n'est pas, même si vous la trouverez d'inspiration chrétienne, une tentative de prendre en compte la vulnérabilité de la condition humaine, sa faillibilité, dans un monde absurde et hostile, en privilégiant la pitié face à la souffrance (qui n'est pas niée mais compensée en vue de vivre malgré tout) ? (Soit dit en passant, il faudrait vraiment que je lise Schopenhauer, je crois que c'est par certains aspects un des philosophes qui devraient le plus me correspondre.)