Silentio le Mar 13 Nov 2012 - 11:25
Peut-être que Spinoza peut ou veut justement se contenter de ce qui est, c'est-à-dire de la vie telle qu'elle est à chaque fois pour chacun. Pas besoin de distinguer une vie bonne d'une mauvaise, ce serait encore opposer la vie à elle-même et la prendre dans une perspective morale.
Or c'est bien Nietzsche qui ne se contente pas de seulement vivre : il veut toujours plus de vie. Une vie différant d'elle-même, se transcendant sans cesse vers un état supérieur. Voire une vie autre (cf. le désir de noblesse, de supériorité de Nietzsche). Et il la veut forte, ascendante, rejetant toute vie décadente, bien qu'elle soit de la vie et qu'elle soit nécessaire, je le suppose, tel l'esclave pour le maître - même si Nietzsche a peut-être la prétention de penser que la force n'a pas besoin de son autre pour être, qu'elle ne connaît pas de devenir, que le maître peut être fort par lui-même ; là où d'ailleurs la maîtrise de soi d'un Spinoza montre que la force entre en rapport avec elle-même, elle s'affecte elle-même, l'harmonie renaissant toujours du conflit interne, conflit qui mouvait Nietzsche lui-même, lui qui ne voulant s'appliquer une morale devait pourtant réussir à se supporter, à vivre avec ses défauts et dans la tension avec son besoin de viser une plus grande perfection.
Mais peut-être est-ce l'inverse qui est vrai : Nietzsche désire la pleine et entière souveraineté de lui-même, et est pourtant confronté au monde, aux autres forces (qui éventuellement viennent le contaminer, le dégrader, l'affaiblir, ou qui sont déjà là et résistent, entravent son désir), tandis que Spinoza, maître de lui-même, se veut pleinement souverain (il semble l'être), comme au-dessus de lui-même et du monde, ou plutôt des contrariétés du monde. Spinoza ne tolère pas l'objection, pas plus qu'il ne passerait son temps à critiquer les autres.
Le tout reste de savoir si tout est parfait en tant que participant à la vie et donc à la substance éternelle de la nature ou si certaines parties du tout, certaines modalités de la vie, sont à rejeter ou à mépriser, à reléguer à leur rang inférieur : mais alors l'écart se creuserait d'autant plus entre la vie et elle-même. On peut vouloir une vie meilleure (ou plus saine, plus forte, plus riche, plus expansive, un meilleur mode de vie, etc.), mais faut-il pour autant aller jusqu'à séparer la vie d'elle-même ? Ne risque-t-on pas d'introduire dans l'immanence, dans la vie même, une transcendance (une hiérarchie) ? Ne rejoue-t-on pas la distinction platonicienne entre la perfection de l'idéal visé et la dégradation du sensible imparfait au sein même du monde entre deux ordres de vie ?
En même temps, que l'on rejette le négatif ou le décadent (comme Deleuze), qu'il faille l'éliminer (alors que Nietzsche semble parfois savoir, comme dans le cas de l'éternel retour, que tout est "parfait" ou nécessaire en tant qu'il est et revient éternellement) ou que tout se vaille, on risque de sombrer dans le nihilisme. A moins de faire de la vie ce qui produit la valeur, donc ce qui lui échappe aussi en partie (en une autre partie elle est façonnée dans un mode d'être par la valeur qui la met en un rapport spécifique avec elle-même) : mais alors toute vie vaut bien absolument en tant qu'elle est. Il suffirait donc d'être, de vivre, et vivre serait créer et agir. C'est donc moins la vie que sa mise en forme, le mode de vie, l'éthique (par exemple dans la limitation ou non de la puissance d'agir) qui serait problématique. On pourrait donc vouloir changer, réformer la vie (par exemple en tant que certains modes de vie sont dégradants).
Mais on le fait de manière différente : là où Nietzsche est conflictuel, prenant la vie dans ce qu'elle a elle-même de conflictuel, Spinoza semble plutôt affirmer l'unicité de la vie. A ce titre, affirmer la vie c'est la laisser vivre, donc prendre en compte l'autre et ne pas simplement prétendre incarner soi-même un maximum de vitalité contre le reste qu'il s'agirait de dominer. Nietzsche a quelque chose de platonicien : la vie est multiple, elle est faite de prétendants à la puissance, mais une seule vie doit commander et dominer, comprendre tout en elle (l'Autre se résorbe dans le Même, il n'y a que l'Individu concentrant la vie la plus intense qui prime sur toute autre vie). Spinoza affirme au contraire cette multiplicité dans l'univocité : il y a de la vie partout, partout autre, prenant partout des formes différentes et distinctes et qui ont la même dignité en tant que vie(s), qu'individuation de la substance une et commune.
Chaque fois la vie et le monde sont conçus différemment : Nietzsche considère le monde par le perspectivisme, s'y affrontent des volontés multiples qui s'entredévorent, il y a quelque chose comme de la division dans la continuité (c'est bien le polemos héraclitéen), tandis que Spinoza considère chaque vie, persévérant dans son être, comme partie de la substance (elle-même perfection, ensemble de perfections moindres ; chacun persévérant dans son être fait persévérer la substance en elle-même, chacun est nécessaire au tout, à tout le reste, par la perfection qu'il représente et qu'il fait gagner à la substance, donc à chacun : à ce titre je peux me limiter pour laisser être les autres tels qu'ils sont et me réjouir qu'ils soient).
Dernière édition par Euterpe le Mar 9 Aoû 2016 - 13:44, édité 1 fois
Peut-être que Spinoza peut ou veut justement se contenter de ce qui est, c'est-à-dire de la vie telle qu'elle est à chaque fois pour chacun. Pas besoin de distinguer une vie bonne d'une mauvaise, ce serait encore opposer la vie à elle-même et la prendre dans une perspective morale.
Or c'est bien Nietzsche qui ne se contente pas de seulement vivre : il veut toujours plus de vie. Une vie différant d'elle-même, se transcendant sans cesse vers un état supérieur. Voire une vie autre (cf. le désir de noblesse, de supériorité de Nietzsche). Et il la veut forte, ascendante, rejetant toute vie décadente, bien qu'elle soit de la vie et qu'elle soit nécessaire, je le suppose, tel l'esclave pour le maître - même si Nietzsche a peut-être la prétention de penser que la force n'a pas besoin de son autre pour être, qu'elle ne connaît pas de devenir, que le maître peut être fort par lui-même ; là où d'ailleurs la maîtrise de soi d'un Spinoza montre que la force entre en rapport avec elle-même, elle s'affecte elle-même, l'harmonie renaissant toujours du conflit interne, conflit qui mouvait Nietzsche lui-même, lui qui ne voulant s'appliquer une morale devait pourtant réussir à se supporter, à vivre avec ses défauts et dans la tension avec son besoin de viser une plus grande perfection.
Mais peut-être est-ce l'inverse qui est vrai : Nietzsche désire la pleine et entière souveraineté de lui-même, et est pourtant confronté au monde, aux autres forces (qui éventuellement viennent le contaminer, le dégrader, l'affaiblir, ou qui sont déjà là et résistent, entravent son désir), tandis que Spinoza, maître de lui-même, se veut pleinement souverain (il semble l'être), comme au-dessus de lui-même et du monde, ou plutôt des contrariétés du monde. Spinoza ne tolère pas l'objection, pas plus qu'il ne passerait son temps à critiquer les autres.
Le tout reste de savoir si tout est parfait en tant que participant à la vie et donc à la substance éternelle de la nature ou si certaines parties du tout, certaines modalités de la vie, sont à rejeter ou à mépriser, à reléguer à leur rang inférieur : mais alors l'écart se creuserait d'autant plus entre la vie et elle-même. On peut vouloir une vie meilleure (ou plus saine, plus forte, plus riche, plus expansive, un meilleur mode de vie, etc.), mais faut-il pour autant aller jusqu'à séparer la vie d'elle-même ? Ne risque-t-on pas d'introduire dans l'immanence, dans la vie même, une transcendance (une hiérarchie) ? Ne rejoue-t-on pas la distinction platonicienne entre la perfection de l'idéal visé et la dégradation du sensible imparfait au sein même du monde entre deux ordres de vie ?
En même temps, que l'on rejette le négatif ou le décadent (comme Deleuze), qu'il faille l'éliminer (alors que Nietzsche semble parfois savoir, comme dans le cas de l'éternel retour, que tout est "parfait" ou nécessaire en tant qu'il est et revient éternellement) ou que tout se vaille, on risque de sombrer dans le nihilisme. A moins de faire de la vie ce qui produit la valeur, donc ce qui lui échappe aussi en partie (en une autre partie elle est façonnée dans un mode d'être par la valeur qui la met en un rapport spécifique avec elle-même) : mais alors toute vie vaut bien absolument en tant qu'elle est. Il suffirait donc d'être, de vivre, et vivre serait créer et agir. C'est donc moins la vie que sa mise en forme, le mode de vie, l'éthique (par exemple dans la limitation ou non de la puissance d'agir) qui serait problématique. On pourrait donc vouloir changer, réformer la vie (par exemple en tant que certains modes de vie sont dégradants).
Mais on le fait de manière différente : là où Nietzsche est conflictuel, prenant la vie dans ce qu'elle a elle-même de conflictuel, Spinoza semble plutôt affirmer l'unicité de la vie. A ce titre, affirmer la vie c'est la laisser vivre, donc prendre en compte l'autre et ne pas simplement prétendre incarner soi-même un maximum de vitalité contre le reste qu'il s'agirait de dominer. Nietzsche a quelque chose de platonicien : la vie est multiple, elle est faite de prétendants à la puissance, mais une seule vie doit commander et dominer, comprendre tout en elle (l'Autre se résorbe dans le Même, il n'y a que l'Individu concentrant la vie la plus intense qui prime sur toute autre vie). Spinoza affirme au contraire cette multiplicité dans l'univocité : il y a de la vie partout, partout autre, prenant partout des formes différentes et distinctes et qui ont la même dignité en tant que vie(s), qu'individuation de la substance une et commune.
Chaque fois la vie et le monde sont conçus différemment : Nietzsche considère le monde par le perspectivisme, s'y affrontent des volontés multiples qui s'entredévorent, il y a quelque chose comme de la division dans la continuité (c'est bien le polemos héraclitéen), tandis que Spinoza considère chaque vie, persévérant dans son être, comme partie de la substance (elle-même perfection, ensemble de perfections moindres ; chacun persévérant dans son être fait persévérer la substance en elle-même, chacun est nécessaire au tout, à tout le reste, par la perfection qu'il représente et qu'il fait gagner à la substance, donc à chacun : à ce titre je peux me limiter pour laisser être les autres tels qu'ils sont et me réjouir qu'ils soient).
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