Nous sommes à présent en mesure de fonder, par et dans la métaphysique d'Aristote, l'irréductible dualité de l'âme et du corps (au point que, pour Aristote, "on n'a même pas besoin de se demander si le corps et l'âme font un" - Aristote, de l’Âme, II, 412a -) en considérant, précisément, le corps, non pas dans l'abstrait comme chez Spinoza ou les phénoménologues, mais en situation dans un biotope déterminé quoiqu'inachevé et, par là, incertain, et l'âme non plus comme une substance éthérée et supérieure en dignité comme chez Platon ou Descartes, ni comme une fonction représentative comme chez la plupart des philosophes, mais comme la forme que prend le corps, en situation, dans ledit biotope, bref, comme une in-formation du corps. Dans Information, Conatus et Entropie, nous montrions, à la lumière de la philosophie de Spinoza et, surtout, de celle d'Aristote, que l'information est essentielle à la matière, tout particulièrement à la matière vivante, sans pour autant être une représentation de quoi que ce soit. Dans un passage célèbre mais un peu obscur du livre II de la Physique, Aristote écrit qu'"en un premier sens, on appelle cause [aitia] ce dont provient une chose et qui est en elle, ainsi l'airain est, en ce sens la cause de la statue […] ; en un autre sens la cause est la forme et le modèle des choses, c'est la notion qui détermine l'essence d'une chose, par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un"(Aristote, Physique, II, 194b). Et de continuer en disant que "dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement et le repos, [en ce sens], ce qui produit le changement est cause du changement produit […] ; en dernier lieu, la cause signifie la fin et c'est alors le "en-vue-de-quoi" de la chose, ainsi la santé est la cause de la promenade"(Aristote, Physique, II, 194b). D'où les quatre sens de la notion de causalité : le sens matériel, le sens formel, le sens mécanique (il est remarquable que la science moderne ne retienne, aujourd'hui, que ce seul sens) et le sens final. Les deux premiers sens de la notion de "cause" fondent ce qu'il est convenu d'appeler l'hylémorphisme, c'est-à-dire l'idée qu'il n'y a pas de matière (en grec "hulè") sans forme (en grec "morphè") ni de forme sans matière. Forme et matière sont mutuellement immanentes l'une à l'autre : la forme n'est pas une option pour la matière, pas plus que la matière se surajoute à une forme pré-existante. Les deux exemples qu'il donne sont, à cet égard, parfaitement clairs : la matière de la statue a nécessairement une certaine forme, de la même manière qu'il n'y a pas de musique sans un certain rapport réglé (forme) entre les notes de la gamme (matière) et vice versa. À cet égard, Gilbert Simondon fait l'hypothèse que "ce n'est pas seulement l'argile et la brique, le marbre et la statue qui peuvent être pensés selon le schéma hylémorphique, mais aussi un grand nombre de faits de formation, de genèse et de composition, dans le monde vivant et dans le monde psychique [...]. Le rapport même de l'âme et du corps peut être pensé selon le schème hylémorphique"(Simondon, l'Individu et sa Genèse Physico-Biologique). Comment, en effet, Aristote, pense-t-il le vivant ? "Parmi les corps naturels, certains ont la vie et certains ne l’ont pas"(Aristote, de l’Âme, I, 412a). Or, d'une part, "l’être, pour les vivants, c’est la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 415b), et, d'autre part, "nous entendons par vie [zôè] le fait de se nourrir, de croître et de dépérir par soi-même"(Aristote, de l’Âme, II, 412a). D'où l'on peut comprendre que la nutrition, la croissance et même la mort sont à la fois les causes mécaniques du corps vivant et, dans la mesure où elles sont aussi "le en-vue-de-quoi" du corps vivant, ses causes finales (de ce double point de vue, Aristote est plus proche de Freud que de Spinoza. Pour Spinoza, en effet, "s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours" - Spinoza, Éthique, IV, iv - . Anticipant la mise en évidence expérimentale par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 de ce qui est connu, depuis, sous l’appellation de phénomène de l’"apoptose" ou destruction cellulaire programmée, Freud affirme au contraire que "la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes" - Freud, Essais de Psychanalyse -). Si maintenant "l'âme [psukhè] n'est pas le corps [sôma] mais quelque chose du corps"(Aristote, de l’Âme, II, 414a), elle n'est donc ni cause matérielle du corps (sinon elle se confondrait avec lui), ni sa cause mécanique ou sa cause finale (sinon elle se confondrait avec la nutrition, la croissance et la mort). Puisque l'âme est néanmoins "quelque chose du corps", il reste à conclure qu'elle est la forme du corps vivant. Mais ce n'est pas tout car, si l'âme n'était que la forme du corps, comme il n'existe pas de matière sans forme, on pourrait généraliser à tout corps ce qui a été dit du corps vivant. Certes, tout corps peut et doit être dit, au sens étymologique du terme, in-formé dans le sens précis où, en physique, une information est l'effet causal d'une augmentation de l'entropie ("le terme entropie a été forgé en 1865 par le physicien allemand Clausius [...]. Il introduisit cette grandeur afin de caractériser mathématiquement l'irréversibilité de processus physiques tels qu'une transformation de travail en chaleur [...]. La notion de quantité d'information, utile en théorie de la communication ou en informatique, est étroitement apparentée à celle d'entropie" - Roger Balian, les Etats de la Matière -) dans un contexte spatio-temporel bien déterminé. Mais Aristote utilise le raisonnement contrefactuel suivant : si nous (nous autres humains, mais on peut généraliser le raisonnement à tous les vivants) vivions dans l'Île des Bienheureux (aussi appelées, chez Homère, par exemple, Îles Fortunées ou Champs-Elysées), autrement dit, si nous étions immortels comme les dieux ou inertes comme les pierres, nous n'aurions nul besoin de nous nourrir, nous déplacer, nous protéger, nous soigner et même, à cet effet, percevoir quoi que ce soit. Si, tout au contraire, nous éprouvons de tels besoins, c'est parce que, mortels et non inertes, nous avons à nous adapter à un milieu dans lequel nous allons naître, croître, dépérir et mourir. Comme l'écrira plus tard Karl Popper, "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces vivantes à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Bref, l'âme est, non seulement la forme du corps vivant, mais aussi, en tant que vivant, corps in-formé en permanence de la relation immanente qu'il entretient avec son milieu. Donc, en termes aristotéliciens, l'âme n'est pas seulement forme d'un corps vivant, mais aussi et surtout, forme d'un corps vivant en acte (rappelons que, chez Aristote, l'acte, "énergéïa" s'oppose à la puissance "dunamis" comme ce qui est bien réel se distingue de ce qui n'est que possible), c'est-à-dire en mesure d'affronter les problèmes liés à son caractère vivant. "En conséquence l'âme est la réalisation première d'une corps naturel qui a potentiellement la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 412a), autrement dit, c'est cette forme du corps que l'on nomme l'âme qui rend le corps vivant (le passage de la vie à la mort se décrit notamment, en français, par l'expression imagée "rendre l'âme"). En ce sens, seuls les corps vivants sont dotés d'une âme dans la simple mesure où ce sont des systèmes physiques dont la particularité est de conserver et organiser dans un milieu "intérieur", ontogénétiquement ou phylogénétiquement, des informations sur leur milieu extérieur, et pas seulement de les recevoir passivement de celui-ci. Est-ce à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme humaine ?
(à suivre ...).