Par où l'on voit que le dualisme lexical de Spinoza se double d'un dualisme éthique : "par vertu et puissance, j'entends la même chose [per virtutem et potentiam idem intelligo]" (Spinoza, Éthique, IV, déf. viii). De même, en effet, "que la puissance de penser de Dieu [c'est-à-dire de la Nature] est égale à son actuelle puissance d'agir" (Spinoza, Éthique, II, 7), de même, donc, pour la parcelle finie de la Nature qu'est chacun d'entre nous, "le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre" (Spinoza, Éthique, IV, 18) en même temps que "la vertu suprême de l’esprit est de comprendre (Spinoza, Éthique, IV, 28). D'où le dualisme puissance d'exister/puissance de comprendre, puissance d'agir/puissance de penser ou, si l'on préfère, vertu conative/vertu cognitive. Parallèlement à l'effort pour comprendre, il y a l'effort pour exister, lesquels sont, encore une fois, le même effort considéré de deux points de vue différents : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose" (Spinoza, Éthique, III, 6). Dans le cas particulier de l'espèce humaine, et bien que celle-ci ne bénéficie, bien entendu, d'aucun privilège au sein de la Nature, Spinoza consent toutefois à remarquer qu'elle se voit réserver un champ lexical à part. Ainsi, "cet effort, quand on le rapporte à l'esprit seul, s'appelle Volonté, mais quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation [...]. Ainsi, le désir, c’est l’appétit accompagné de la conscience de lui-même" (Spinoza, Éthique, III, 9).
Il reste que l'effort pour exister et l'effort pour comprendre sont un seul et même effort tantôt exprimé dans le lexique physicaliste, tantôt dans le lexique mentaliste. De là vient que, dans le cas des êtres vivants, "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose" (Spinoza, Éthique, III, 2). En d'autres termes, si l'on admet que "la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature" (Spinoza, Éthique, IV, 4), et si l'on entend à présent "par affect [affectum] les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections" (Spinoza, Éthique, III, déf.3), alors on doit conclure que la vertu conative (du corps) et la vertu cognitive (de l'esprit) sont deux expressions du même effet de puissance dont la cause est, pour un être déterminé par ses coordonnées spatio-temporelles, un ou plusieurs affects (lequel effet causal peut s'analyser comme le produit scalaire de plusieurs vecteurs-force dont la force résultante est le conatus en question. Cf. les grands thèmes de l'Éthique de Spinoza : le Corps et l'Esprit, notamment §5).
On voit que l'argumentation spinozienne est compatible avec le physicalisme le plus rigoureux pour peu que l'on ne soit pas aveuglé, comme c'est le cas pour les neuro-sciences, par la confusion entre la nature (ontologique) des choses et le mode de présentation (épistémique) desdites choses. Mieux que cela, nous ne voyons pas d'objection à considérer les idées de l'esprit, en tant que manifestations de cette vertu cognitive, comme des informations dans le sens précis où, en physique, une information est une réaction causale à une augmentation de l'entropie (cf. Information, Conatus et Entropie) dans un contexte spatio-temporel bien déterminé, tant il est vrai que, dans le cas particulier de l'être humain, "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige" (Spinoza, Éthique, IV, 4). Ou bien encore, comme le dirait Popper en généralisant ce raisonnement à tous les êtres vivants, "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes" (Popper, La Quête Inachevée, xxxvii).
Spinoza résout donc notre problème épistémique en nous montrant que nous n'avons nul besoin d'une conception représentationnelle de l'esprit : les "idées", autrement dit les états-processus mentaux ne sont rien d'autre que l'un des deux modes de présentation possibles (l'autre étant les mouvements ou actes du corps) pour les processus par lesquels un être donné réagit aux affects dont il est nécessairement l'objet. Toutefois, il est clair que Spinoza s'éloigne de la phénoménologie et de la philosophie des qualia, non seulement en ce qu'il nous réconcilie, en un certain sens, avec le physicalisme cognitiviste, mais aussi en ce qu'il s'éloigne du sens commun sur deux points importants : d'une part, l'éthique, que ce soit sous l'attribut du corps ou celui de l'esprit, n'est que le principe de néguentropie ou d'adaptation darwinienne appliqués au cas particulier de l'être humain, niant ainsi toute spécificité humaine du rapport corps-esprit ; d'autre part, et corrélativement, son physicalisme le conduit à ignorer le problème de la subjectivité humaine, ce que nous avons appelé supra le problème du caractère privé et/ou ineffable des états-processus mentaux, or, il va de soi qu'ignorer un problème ne peut en rien valoir résolution de ce problème.
A suivre...