Euterpe a écrit: Pas plus chez Saint Augustin que chez Dante ou Vico on ne peut parler d'introspection.
Ainsi, lorsque vous dites, Intemporelle et Silentio :
Intemporelle a écrit: Ne peut-on pas penser quelque chose comme un sujet, déjà chez Saint-Augustin, dans ses Confessions ? L'introspection à laquelle il se livre dans cet ouvrage (même si on lui refuse le qualificatif d'autobiographie) me semble présupposer l'idée de sujet, de même que son analyse du temps, à travers l'idée d'une subjectivité qui constitue les trois instances temporelles (passé, présent, futur) sur un mode représentatif (attente, attention, mémoire). Avec le christianisme et l'individualisation par le péché, il me semble déjà y avoir l'apparition d'un sujet qui répond en propre de son existence devant Dieu, puisque pour que l'homme réponde de ses péchés, il faut déjà l'enchaîner à son identité, en faire un sujet. Par ailleurs, dans les Confessions, on a une parole assumée en première personne par un sujet qui raconte son histoire devant un être qui est considéré comme éternel et omniscient, et qui donc est déjà supposé connaître cette histoire. Les Confessions sont donc peut-être moins un dialogue de Saint-Augustin à Dieu, qu'un dialogue de Saint-Augustin à Saint-Augustin, et la confession ne serait donc pas vraiment un acte de révélation (à Dieu), mais plutôt un acte d'assomption de la conscience à elle-même par l'écriture introspective, une manière de s'approprier son histoire comme sienne, donc de s'affirmer comme sujet.
Silentio a écrit: Il y a en effet un cogito avant l'heure chez lui.
Vous dites, en somme, que Saint Augustin
pense (cf. aussi le dialogue intérieur chez Platon, la διάνοια), tout simplement. Avec, toutefois, le danger de l'habitude à la fois historique et culturelle de la pensée comme cogito (impliquant
nécessairement le sujet), autrement dit, on l'oublie avec un systématisme révélateur, la pensée
se pensant elle-même. Sauf que Saint Augustin ne pense pas la pensée, la pensée n'est pas l'objet de sa pensée.
Je ne pense pas qu'on puisse réduire l'originalité de la démarche de Saint-Augustin au dialogue intérieur chez Platon. Chez Saint-Augustin il ne s'agit pas seulement de pensée, mais aussi d'une conscience qui s'observe elle-même, qui s'analyse, se juge, expose à l'extérieur par le biais de l'écriture, les motivations intérieures d'actes passés (l'épisode du vol des poires en est un bon exemple). On peut donc bel et bien parler d'introspection, sans abus de langage. Il inaugure une forme d'écriture très personnelle, et même les spécialistes de l'autobiographie, notamment Philippe Lejeune reconnaissent que même si les
Confessions ne répondent pas à tous les critères modernes de l'autobiographie, il y a malgré tout, quelque chose qui relève de l'autobiographique dans cette écriture, et ce quelque chose, c'est l'introspection et l'exemplarité d'une expérience singulière. C'est tout le problème de l'établissement de critères, on se retrouve avec des œuvres hybrides, inclassables, comme les
Confessions de Saint Augustin, ou les
Essais de Montaigne, qui à la fois par certains aspects relèvent de l'autobiographie, mais qui ne répondent pas à tous les critères. La définition de l'autobiographie par Philippe Lejeune est la suivante :
"récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité". Une telle définition est nécessairement problématique, puisqu'il existe des autobiographie en vers par exemple, et Lejeune lui-même reconnaît qu'un grand nombre d’œuvres que d'autres jugeraient autobiographiques échappent à sa classification, parce qu'il fallait bien établir des critères. Le problème chez Saint-Augustin n'est pas celui de l'introspection, mais celui du rapport à Dieu, qui fait que, précisément, l'accent n'est pas mis sur sa vie individuelle, mais sur Dieu, qui envahit toute l’œuvre au point d'absorber
progressivement le "moi" de Saint Augustin.
Quant au cogito, le débat entre Descartes, Mesland et Arnauld à ce sujet est assez intéressant. Mesland et Arnauld rapprochent le cogito cartésien d'un "cogito" augustinien, du fait d'un passage assez controversé de la
Cité de Dieu, où Saint-Augustin déclare : "Si enim fallor, sum". Certes, le rapprochement est contestable, et Descartes n'a pas beaucoup apprécié, fierté d'auteur sans doute, mais il y a bien, comme le soulignent Mesland et Arnauld, une spécificité augustinienne de la pensée du sujet, c'est d'ailleurs pour cela que toute la métaphysique chrétienne du sujet, comme répondant en propre de son être devient Dieu, et responsable du mal qu'il fait (ici Saint-Augustin s'oppose aux gnostiques, via une philosophie d'inspiration plotinienne), est largement issue de la pensée de Saint-Augustin.
Un article de Philippe Touchet sur le cogito augustinien, ajoute en outre, au passage de la Cité de Dieu, le livre X du
De Trinitate :
Puisque, même s'il doute, il vit ; s'il doute d'où vient son doute, il se souvient ; s'il doute, il comprend qu'il doute ; s'il doute, il veut arriver à la certitude ; s'il doute, il pense ; s'il doute, il sait qu'il ne sait pas ; s'il doute, il sait qu'il ne faut pas donner son assentiment à la légère. On peut donc douter du reste, mais de tous ces actes de l'esprit, on ne doit pas douter ; si ces actes n'étaient pas, impossible de douter de quoi que ce soit.
De même la spécificité du sujet chez Descartes, comme étant doué d'un entendement fini et d'une volonté infinie, est largement inspirée du sujet chez Saint-Augustin comme étant à l'image de Dieu non par son entendement, qui est limité, mais par sa libre-volonté. De même que l'erreur est fondée sur la disproportion entre les deux chez Descartes, chez Saint-Augustin cette disproportion fonde le mal que le sujet réalise.