Baschus a écrit:Cela va de soi. Le seul problème vient de l'amalgame que l'on fait entre la profession comme statut social et son caractère véritablement philosophique.De même qu'un professeur de littérature n'est pas un artiste, un professeur de philosophie n'est pas un philosophe.
Baschus a écrit:C'est assez réducteur. L'activité du professorat peut être décomposée en deux tâches essentielles au moins : d'une part, il y a le cours qui vise à présenter des doctrines et à rendre intelligible des concepts. Ce n'est pas à proprement parler philosophique, même si la pédagogie est importante, autant dans la formation de l'élève que du maître. Se focaliser sur la création du concept nous fait tout de même passer à côté de la tâche philosophique d'apprentissage, non seulement des connaissances, mais par elles d'apprentissage de la condition ouvrant à la philosophie et à la spécificité de cette activité. Certes, en apprenant à manier des outils nous ne les utilisons pas nécessairement de la même manière qu'un philosophe, toutefois former l'esprit de l'élève, le rendre sensible à des problèmes, le faire s'engager dans le mode de vie philosophique ou orienté par la volonté d'approcher la sagesse ou la vérité, voilà qui me semble faire partie d'un processus philosophique.Le professeur ouvre des chemins vers les concepts et leurs problèmes correspondants ; il n'est pas créateur.
D'autre part, si l'on forme à l'attitude et à la pensée (formalisation et contenu) il s'agit aussi de faire comprendre des idées aux élèves, pour qu'ils puissent plus tard s'en ressaisir, et pour le maître de faire des démonstrations visant à développer un jugement en partant d'une opinion, en la réfutant, en soulevant un problème, en en montrant les enjeux, etc. Le professeur et les élèves ne sont pas purement passifs ni des machines récitant par cœur leur cours. Élaborer un jugement me semble être un but de la philosophie et chaque étape est importante, voire inséparable du jugement lui-même. Avant de créer il y a donc à assimiler et à faire vivre les concepts antérieurs. Vous pourrez estimer que cela correspond à une étape pré-philosophique, il me semble tout de même que ce n'est pas aussi simple que ce que vous nous dites et que l'on ne peut se défaire aussi facilement de la philosophie comme apprentissage permanent, activité, actualisation d'un ensemble d'idées amenées à former un jugement, et comme pratique de vie. Ceci lié, justement, au sujet ou à l'homme (comme vivant parlant et réfléchissant) par qui la pensée et le concept émergent au monde et dans le langage. Vous en restez, au fond, à la philosophie spéculative en vous concentrant sur la partie purement idéelle, ceci étant lié à la connaissance, et vous ne considérez pas l'aspect pratique alors même que l'éthique et la pédagogie sont au cœur de la philosophie depuis Socrate et Platon (voyez la République, Alcibiade ou l'Éthique à Nicomaque d'Aristote).
Baschus a écrit:Il est clair que nous avons-là deux conceptions différentes de la philosophie et même deux esthétiques, Nietzsche étant à la fois artiste et proche du sage de l'Antiquité. Nietzsche ne forge pas seulement des concepts, il vit sa philosophie et souhaite partir du réel et le changer, reprenant la question de ce qu'est la vie bonne, sans pour autant tout soumettre à la connaissance. On peut dire que Kant et Hegel ont aussi vécu passionnément leurs idées, ils n'ont pas eu le même rapport au monde et à leur corps. Il me semble, néanmoins, que les concepts hégéliens sont puissants et persuasifs.Nietzsche, cet esthète du concept, se moque de Kant et d'Hegel parce qu'il trouve leurs concepts froids, sans grâce : les concepts de Nietzsche sont esthétiquement aux antipodes des autres concepts allemands.
Baschus a écrit:Vous avez raison, à ceci prêt que nous pouvons toujours à la fois refaire et réutiliser les démonstrations des grands philosophes et vivre passionnément dans ce réseau d'idées qui peuvent prendre une dimension importante dans notre vie intellectuelle et intime. En cela, un suiveur sans grande originalité, reprenant l'enseignement de ses aînés, peut pourtant être philosophe. Il le sera surtout si, à défaut d'inventer, il soulève de nouveaux problèmes (qui sont les siens) et interroge les anciennes doctrines pour les faire accoucher, espérons-le, de nouvelles idées dans l'accord des sensibilités.Nous autres, pauvres amateurs, étudiants ou professeurs, nous savons plus ou moins goûter les concepts, mais sacrebleu ! Nous ne savons pas les créer !...
Baschus a écrit:Je me méfie tout de même de son innocence revendiquée et de sa modestie apparente, lui qui n'hésitait pas par exemple à faire "des enfants dans le dos" des philosophes qu'il étudiait. Reste que mon message précédent était plus ironique ou moqueur que critique.Deleuze était plutôt modeste quant à son rôle dans l'histoire de la philosophie
Baschus a écrit:Tout à fait, on pourra d'ailleurs se demander si tous les concepts deleuziens sont aussi pertinents qu'ils sont originaux.On ne mesure pas un philosophe à la quantité de concepts fabriqués, mais à leur qualité, ça va de soi.
Baschus a écrit:N'oublions pas le génial Berkeley !Il n'y a que Hume et Schopenhauer dans l'histoire de la philosophie qui ont pu faire leurs chefs-d’œuvre très tôt.
Baschus a écrit:Par cette radicalité, l'incarnation de la vérité qui fait scandale en confrontant un mode de vie aux préjugés de la cité, il me semble que ce sont des philosophes à part entière et très importants. Encore faut-il les comprendre comme ils se comprenaient et accepter l'importance de l'éthique et de la spiritualité dans la philosophie antique (ou la pratique existentielle orientée par la vérité). Vous semblez privilégier la connaissance et la métaphysique. Mais il n'y a pas que le concept dans la vie, il y a aussi l'existence et la manière dont on mène sa vie et dont on la pense pour s'y déterminer. Les cyniques, par exemple, sont des créateurs à leur manière, des stylistes de leur existence, ce qui fait d'eux des œuvres d'art qui ont peut-être plus d'intérêt et de "gueule" que les créateurs en pensée. Remarquez tout de même que Deleuze en parlant de plan d'immanence recoupant le chaos nous montre finalement qu'il y a bien des liens entre le concept, qui prend place dans la pensée, et la forme de vie ou le monde sensible, en tant que le concept, fruit d'une expérience, ouvre la pensée à de nouvelles approches de l'existence. Ce qui permet, en fin de compte, de vivre autrement plutôt que de créer des concepts stériles pour le simple plaisir de créer. Nietzsche n'aimait pas l'art pour l'art, plutôt l'art pour la vie, pour vivre.Pensez-vous vraiment que Diogène et ses comparses sont de grands philosophes ? Ils ont eu le mérite de radicaliser la démarche socratique, et ainsi de radicaliser, de pousser jusqu'au bout un problème éthique.
Baschus a écrit:Il est certain que j'ai plus d'admiration pour le génie de Platon et son œuvre, mais ceci considéré d'emblée sous l'angle de la pensée. Il ne faudrait pas non plus oublier l'autre œuvre réussie de Platon, au même titre que les cyniques, c'est-à-dire sa propre vie.Ce sont de bons blagueurs, de magnifiques provocateurs ; mais qu'est-ce que le mépris de Diogène devant la créativité philosophique de son meilleur ennemi, Platon ?
Baschus a écrit:Diogène est hautement philosophe, ami de la sagesse, lorsqu'il met la pensée devant ses propres failles, devant sa bêtise à l'égard du réel. En ce sens, il montre bien que le concept n'est pas si nécessaire lorsqu'il ne nous permet pas de vivre et encore moins de bien vivre. Le concept n'est-il pas plus intéressant lorsqu'il donne lieu à une conversion du regard posé sur soi et sur le monde afin de cerner comment mieux y vivre et comment distinguer les vrais problèmes de ceux qui ne sont finalement que d'obscures obsessions nées de l'ignorance ou de l'incapacité à vivre correctement ?De l'un nous retenons d'immortelles anecdotes, de l'autre une déferlante de concepts dont la puissance n'est plus à démontrer ; qui est le philosophe ? Peut-être en serait-il autrement si nous avions pu préserver les livres des cyniques, mais je doute que leur apport en philosophie eût été considérable.
Baschus a écrit:Exact, ça me paraît très important. On pourrait même penser que malgré le dialogue nous ne faisons que nous parler à nous-mêmes ; nous ne serons jamais compris entièrement et peut-être n'est-ce pas le but. On peut vouloir dominer. Mais il y a aussi que chacun parlant depuis lui-même et de lui-même ne fait que traduire ses préférences et aborder un sujet selon la compréhension qu'il en a et l'intérêt qu'il présente à ses yeux. Bref, je peux lire Deleuze, ses problèmes ne seront pas exactement les miens. Je l'interrogerais toujours à partir de mes propres problèmes, il y aura toujours un écart entre nous. D'où, peut-être, le désintérêt de Deleuze pour la discussion quand certains voulaient qu'il s'explique dans le cadre de polémiques.En même temps, Deleuze est conscient que la philosophie n'est pas du tout démocratique, elle est l'inverse de la plaisante discussion entre amis ; la philosophie est née de la perpétuelle rivalité, de la lutte entre des prétendants, de l'agôn grec. Elle n'aurait pas pu naître ailleurs qu'en Grèce...
Baschus a écrit:Personnellement, je distingue les apprentis ou les professeurs, les philosophes et les grands philosophes. Il y a beaucoup de prétention, heureusement plus la compétence augmente et plus le philosophe se fait humble (sauf chez certains génies très virulents !).C'est une drôle de mode, qui va bien avec le bas relativisme de notre temps, que de voir la philosophie partout.