Silentio a écrit: Cette définition n'est pas inintéressante, toutefois est-ce que cela signifie qu'il n'y a de philosophe que là où il y a création de concepts ? Cela nous amènerait à penser que le philosophe et le grand philosophe ne font qu'un, la plupart des professeurs, commentateurs et écrivains indépendants n'étant que des parasites ou des ouvriers. On pourrait tout de même rétorquer que ceux que Nietzsche qualifiait d'ouvriers, tels Kant et Hegel, étaient ceux qui créaient justement des concepts ! Ensuite, comme j'ai déjà pu le dire, Deleuze se positionne par cette définition comme le plus grand des philosophes, puisqu'il a créé des dizaines et des dizaines de concepts à la chaîne dans son usine à "pop'philosophie". Si Spinoza est "le prince des philosophes", Deleuze en est le roi ! :roll: Enfin, oserait-on dire que les cyniques n'étaient pas philosophes ? La position deleuzienne n'est-elle pas trop intellectualiste pour un philosophe qui prétend glorifier la vie et distribuer le savoir aux petits, quitte à faire de la philosophie à partir de n'importe quel objet de consommation du quotidien et de n'importe quelle sous-culture ?
De même qu'un professeur de littérature n'est pas un artiste, un professeur de philosophie n'est pas un philosophe
[ne l'est pas forcément, nuance... Euterpe]. Le professeur ouvre des chemins vers les concepts et leurs problèmes correspondants ; il n'est pas créateur. Nietzsche, cet esthète du concept, se moque de Kant et de Hegel parce qu'il trouve leurs concepts froids, sans grâce : les concepts de Nietzsche sont esthétiquement aux antipodes des autres concepts allemands. Mais qui nierait que les concepts de Hegel et de Kant sont la signature d'une grande créativité ? Il ne suffit pas de fouiller scrupuleusement sa raison pour "trouver" la table des catégories ou les antinomies de la raison pure, il faut les créer, il faut du génie. Nous autres, pauvres amateurs, étudiants ou professeurs, nous savons plus ou moins goûter les concepts, mais sacrebleu ! Nous ne savons pas les créer !...
Deleuze était plutôt modeste quant à son rôle dans l'histoire de la philosophie, il le précise dans son abécédaire. On ne mesure pas un philosophe à la quantité de concepts fabriqués, mais à leur qualité, ça va de soi. Et regardez son parcours, admirable de sagacité : il passe plus de vingt années à se préparer, à entrer en profondeur dans les œuvres des grands philosophes, avec des livres admirables, restituant à chaque fois toute la force des auteurs auxquels il s'intéresse, avant de songer à sa propre œuvre originale. Il n'y a que Hume et Schopenhauer dans l'histoire de la philosophie qui ont pu faire leurs chefs-d’œuvre très tôt.
Pensez-vous vraiment que Diogène et ses comparses sont de grands philosophes ? Ils ont eu le mérite de radicaliser la démarche socratique, et ainsi de radicaliser, de pousser jusqu'au bout un problème éthique. Ce sont de bons blagueurs, de magnifiques provocateurs ; mais qu'est-ce que le mépris de Diogène devant la créativité philosophique de son meilleur ennemi, Platon ? De l'un nous retenons d'immortelles anecdotes, de l'autre une déferlante de concepts dont la puissance n'est plus à démontrer ; qui est le philosophe ? Peut-être en serait-il autrement si nous avions pu préserver les livres des cyniques, mais je doute que leur apport en philosophie eût été considérable.
Deleuze était fier d'avoir pu créer des concepts capables d'intéresser des non-spécialistes, il cite l'exemple de son concept de pli qui avait fait la joie d'un club de surfeurs. En même temps, Deleuze est conscient que la philosophie n'est pas du tout démocratique, elle est l'inverse de la plaisante discussion entre amis ; la philosophie est née de la perpétuelle rivalité, de la lutte entre des prétendants, de l'agôn grec. Elle n'aurait pas pu naître ailleurs qu'en Grèce...
Certes, mais en tout cas leurs pensées ou messages ont une portée philosophique très forte, on ne peut en douter..
C'est une drôle de mode, qui va bien avec le bas relativisme de notre temps, que de voir la philosophie partout. Mais qu'est ce qui n'a pas une portée philosophique ? La philosophie s'intéresse à tout, elle met son nez partout, elle trouve des engrais en toutes choses. Les films de Tarkovski font penser, posent des questions existentielles, métaphysiques, ontologiques ; d'accord ; mais qui dirait que Tarkovski est philosophe ? Je ne parle même pas des écrivains. Proust fait penser, mais ne crée pas de concepts, ce n'est pas sa fonction. Il faut être rigoureux si nous nous abandonnons au plaisir de faire des catégories et des fonctions.