Liber a écrit: Le fait est qu'après deux millénaires de pratique, on ne sait pas plus ce qu'est la philosophie. Heidegger disait que Nietzsche savait ce qu'était la philosophie, et que c'était là la marque des plus grands penseurs. Mais on a l'impression qu'ici Heidegger parle d'un talent magique. Et en effet, essayez de dire en quoi Platon est philosophe ! Dans ses dialogues, on trouve toutes sortes de gens possédant un métier et des connaissances, mais qu'est-ce qui fait d'eux des philosophes (ou des amateurs de philosophie) ? Qu'est-ce qui distingue les interrogations de Socrate sur la justice de celles du législateur, Socrate le philosophe de Solon, un des sept Sages ?
La question qu'il faudrait d'abord se poser est pourquoi est-ce important de définir (strictement) ce qu'est la philosophie ? Pourquoi ne pas accepter tout simplement le caractère polysémique qui est généralement admis autour de ce terme ? Pourquoi est-ce important d'être déclaré par ceux-ci ou ceux-là "un philosophe" ou de pouvoir revendiquer "de faire de la philosophie" (en fonction de certaines questions et règles) ? Qui cherche-t-on à convaincre de tout cela ? Si c'est soi-même cela peut aisément être fait. Ce que je cherche à voir ici est quel sens cette interrogation a pour vous Liber ? Pourquoi cherchez-vous à savoir ce qu'est un philosophe ? A quoi liez-vous cela ?
Le problème apparaît, à mon sens, lorsque l'on pose des trop grandes autorités autour de tout cela. Heidegger est un "grand philosophe", ainsi il aurait une autorité (une réponse) sur la question
[cf. l'argument d'autorité (Euterpe)]. Mais en fait c'est encore sa réponse, son interprétation ; nous convient-elle ? C'est discutable. Bien que l'homme soit génial il ne faut pas non plus le faire passer pour plus grand que nature ou que l'histoire. Faire sienne la philosophie de Heidegger c'est finalement s'ouvrir à sa propre pensée de façon autonome (le devenir) ; une pensée philosophique fait réfléchir à la possibilité de pouvoir formuler ses propres interrogations et réponses en vertu de son propre devenir et être, ce que défendrait aussi Spinoza. L'autorité n'a plus alors un rôle absolu face au sens et au jugement sur les choses, mais agit comme un guide permettant à la pensée de s'enrichir et de devenir plus rigoureuse, cohérente et plus pénétrante.
Si la philosophie pour Heidegger est le primat et le prisme de l'ontologie, alors évidement que Nietzsche sait ce qu'est la philosophie. La phrase d'Heidegger est alors très banale et il n'y a aucun talent magique derrière cela, et ultimement tous les hommes ont à faire face à cela à un degré ou l’autre. Je pense que Heidegger ici ne fait qu'indiquer toute la profondeur de l'œuvre de Nietzsche, une profondeur difficile à percevoir lorsque l’on ne se méfie pas ; beaucoup de confusion est possible. Heidegger ne fait pas ici de référence à Platon, Socrate et Solon. Or vous en projetez une en extrapolant essentiellement les conclusions de Heidegger ; à savoir qu'il serait possible de reconnaître un "vrai philosophe", et le tout mis en lien avec vos propres critères (que vous ne mentionnez pas d'ailleurs) pose problème.
Or cette interrogation, ce désir de porter des nuances est surtout le vôtre. Pourquoi est-ce important pour vous de distinguer ce qu'est la philosophie et ensuite ce qu'est un philosophe ? Quels sont vos critères ? Pourquoi le faire ? Pourquoi le jeu des comparaisons entre Socrate et Solon ? Il me semble que sans une réponse à ces questions il est difficile d'aller bien loin dans des considérations profondes sur tout cela.
« Peut-on définir la philosophie » ? Cette question ne pourra être posée qu'à la lumière des critères et des considérations que vous poserez finalement. Si vous cherchez une définition trans-historique et méta-contextuelle de la condition philosophique alors nous sommes condamnés bien sûr à répondre non, puisque toute condition d'une activité ne peut apparaître finalement que dans un langage, dans une histoire et une société donnée et plus encore dans la relation des individus à cette activité ; il n'y a pas de réponse ultime ; mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas définir quelque chose, cela veut dire qu'en dehors de tout repère toute chose n'a pas vraiment de sens et qu'on ne peut pas étirer facilement le sens d'une chose dans un contexte donné un autre contexte ; sans cette rigueur le sens des choses implose, ou alors il faut soi-même être flexible conceptuellement, ce qui implique finalement que ce que l'on dit est très général.
Et s'il y a une pluralité de sens dans la réalité de la philosophie et du philosophe, et que ces sens sont contradictoires, cela ne veut pas dire non plus que la chose n'est pas définissable. Il s'agit alors de se poser « qui pense ». C'est tout simplement qu'il existe une pluralité de sens, une pluralité de situations aussi et que ce qu'il faut faire est surtout de choisir un sens qui est vraiment significatif pour tel groupe d'individus selon leur sensibilité et ce qu’ils vivent. Ce sens ne peut apparaître aussi que le temps d'un moment. Ce moment c'est celui de notre propre connexion à cette réalité et à d'autres subjectivités au travers une grille « objective ». Sur cette grille je peux comparer Platon à Heidegger, mais beaucoup diront que l’entreprise n’a pas un grand sens finalement, que davantage de différences les séparent ; si tous les deux se disent philosophes c’est à travers le prisme d’un attachement à une tradition qui se dit « philosophique », mais pour complexifier le tout l’on pourrait dire qu’il y a de nombreuses traditions philosophiques (bien que certains les réduiront à 2), et que tenter leur syncrétisme en une seule définition serait aussi une incompréhension de leur originalité propre.
Or il faudrait voir ce qui tient de nos jours l’ensemble de ces courants sous une seule désignation, il y là quelque chose qui d'une part est réducteur mais qui est aussi parlant ; faire de la philosophie exige finalement de se lier à certaines traditions d'activités ; être philosophe serait donc décider de faire sienne l'une de ses approches (méthodes, œuvres, etc.) sans nécessairement s'y réduire non plus ; il est évidemment nécessaire d'individualiser l'activité philosophique (surtout que penser se fait au sein de son propre corps ; bien que ce corps ait besoin d'expériences et d'objets sur lesquels penser) dans un moment et dans un autre moment de renouer avec la collectivité "des philosophes et de leur œuvres" pour partager ses réflexions, son travail, etc. Il faudrait alors décortiquer l'activité philosophique, et déjà là on voit que ce que fait un philosophe de nos jours est à la fois très différent et très semblable à ses homologues antiques. Cette antinomie est fort intéressante en fait, car c'est sous cette tension que se dévoile la complexité de la condition du philosophe.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 18 Aoû 2016 - 11:51, édité 3 fois (Raison : Mise en forme.)