etticeticettac a écrit: Le libéral-matérialisme se définit d'abord comme une nouvelle religion, elle a sa transcendance, le progrès (sens de l'histoire, comme si l'histoire avait un sens), le marché qui flotterait dans l'air à l'instar de l'impératif catégorique, il s'imposerait à nous sans qu'on puisse rien décider, il aurait ses lois propres. Il faut par exemple voir la transformation qu'à subi la notion de travail. Le travail pour Locke c'est ce qui donne de la valeur aux choses, c'est un moyen d'échange ; je travaille pour acquérir ce dont j'ai envie, aujourd'hui le travail est une fin en soi. Les ouvriers veulent des augmentations, mais que diable ! ils devrait déjà être bien contents de travailler. Quelqu'un refuse un travail parce qu'il le juge mal payé ? c'est une honte ! un travail, nous dit-on, ne se refuse pas ! Si le but c'est uniquement de donner du travail aux gens, dans ce cas là les Pharaons étaient des philantropes, ils faisaient bâtir des pyramides au peuple. Il y avait le plein emploi.
L'argument est très fort, et a quelque ressemblance avec celui que Jacques Ellul développa, d'une part, dans
La Technique ou l'enjeu du siècle face à la conception du travail chez Marx, et ce qu'elle impliquait quant au surdéveloppement de la technique, d'autre part dans les
Nouveaux possédés. Notre époque est à la fois sacrilège et sacralisante. C'est vrai qu'il va être de plus en plus temps de sortir de la religion du travail pour retrouver des rythmes de vie plus naturels ou plus proches des cycles de la nature. Encore au XVIIIe siècle, le temps libre occupe une place énorme dans le quotidien. La rupture qui s'opère au XIXe siècle au nom de l'industrialisation et des promesses qui allaient avec représente un bouleversement qu'il importe, non seulement de réorienter, mais face auquel il importe même de ménager des portes de sortie. Le travail comme humanisation, et même l'humanisation du travail (qui a certes permis d'inventer le temps des loisirs), comme projets, ont ou sont en train d'échouer. Les loisirs n'ont pas réinscrit les hommes dans le temps, dans la durée ; et on ne les définit que négativement, par rapport au travail : c'est ce qu'il reste, après ou en dehors du travail, c'est dire combien ils sont peu propices à des projets complètement dégagés du travail.
tierri a écrit: Quand nous critiquons la démocratie, ou telle ou telle conséquence du système démocratique, nous nous critiquons nous-mêmes alors que dans un système autoritaire il est bien plus aisé de se dédouaner de toute responsabilité.
La remarque est juste ; malheureusement, la conscience que vous témoignez pour cet aspect essentiel à toute démocratie digne de ce nom est fort peu partagée. On ne peut invoquer la souveraineté du peuple sans revendiquer en même temps la responsabilité du peuple. D'où l'importance de méditer les leçons démocratiques de Castoriadis à propos de l'autolimitation instituée en même temps que leur démocratie par les citoyens athéniens.
tierri a écrit: La conséquence est l'évolution ; les démocraties ne sont pas figées mais évoluent lentement au rythme de nos prises de conscience alors que les autres systèmes, beaucoup moins ouverts à la remise en question ont tendance à se figer.
C'est pourquoi on est perplexe de constater qu'on nous rebat les oreilles avec toutes sortes de déterminismes, comme l'a bien vu etticettac, quand la démocratie exige une grande imagination, donc une ouverture politique en principe inépuisable. Ce n'est pas la moindre de ses contradictions historiques, que celle de cette fermeture, d'autant plus quand on sait que ses théoriciens (cf. Sieyès, Schmitt, et tant d'autres) ont parfaitement repéré l'avantage institutionnel de la démocratie : c'est un pouvoir constituant irréductible à toutes les formes qu'il est susceptible de se donner, c'est un pouvoir constituant qui a l'antériorité absolue sur tout le reste. Il n'est pas anodin que Sieyès se réfère à la
nature naturante de Spinoza pour dépouiller la politique de ses oripeaux théologiques pré-modernes. La démocratie, c'est ce qui donne forme sans être déterminé par aucune forme prédéfinie. Quelle étroitesse dans les orientations contemporaines, si obsédées par le travail... Castoriadis disait, et sur ce point Boudon n'a jamais réussi à lui opposer un argument qui tienne la route, Casto disait donc que, puisqu'il est objectivement impossible de calculer la part de la contribution de chacun aux richesses de la nation à laquelle il appartient, mieux vaut instaurer une allocation unique. Or économiquement, c'est très loin d'être une hérésie, et ça permettrait à chacun de se choisir une activité pour des motifs plus personnels que ceux de l'appât du gain, du carriérisme ou du pouvoir, etc.
tierri a écrit: J'entends depuis toujours parler de crise, j'ai 44 ans et la crise semble avoir commencé avec le premier choc pétrolier de 73, c'est-à-dire il y a près de 40 ans, à une époque ou j'étais encore dans les jupons de ma mère
Ortega y Gasset disait que l'histoire, par définition, est une crise continuée, avec des moments de basculement où une génération ne peut plus rien se réapproprier du passé.
tierri a écrit: Je pense pour ma part que les Grecs devront, pour s'en sortir, se remettre en question et évoluer, et le système qui le mieux permet cela est la démocratie.
Le mode de vie grec n'est pas démocratique. Il a été institué pour elle avec son intégration dans une communauté européenne avec laquelle elle n'entretient aucun intérêt commun réel, mais un intérêt particulier, lié aux avantages que l'oligarchie grecque pensait en retirer. Dès lors, il faut être prudent avec la démocratie comme solution. L'institution
ad hoc de la démocratie dans les pays qui n'y étaient absolument pas préparés a toujours été catastrophique. Les conditions de son institution sont d'une complexité irréductible. Voyez l'histoire européenne, avec les analyses de Claude Lefort, par exemple : la démocratie a un jumeau, une ombre portée, le totalitarisme. Même dans un pays aussi libéré que la France, au XVIIIe siècle, les poussées démocratiques ont donné des résultats désastreux.
tierri a écrit: Deux grandes puissances, l'Inde et la Chine, nous causent bien des soucis en ce moment de par leur émergence, le premier est démocratique mais pas le second.
En Inde, le gouvernement est de type démocratique, mais le pays réel n'a rien de démocratique. Au contraire, en Chine, le gouvernement n'est pas démocratique, mais le pays réel est, sinon démocratique, du moins propice à la démocratie (mercantilisme plurimillénaire, etc.).
etticeticettac a écrit: "La démocratie n'est pas la source du mal mais le remède", nous sommes bien d'accord, sauf que qu'est-ce que c'est que la démocratie moderne ? C'est la souveraineté populaire. UN système qui se passe de cette souveraineté est anti-démocratique, c'est un régime pour lequel Voltaire avait un faible, c'est-à-dire un despotisme éclairé. C'est penser qu'une élite détient un savoir qu'elle doit imposer au peuple pour son bien. Je veux dire il y a eu un vote lors du traité de Lisbonne. Le non l'a emporté en France, en Irlande. Qu'a-t-on fait ? ON l'a imposé aux Français par la petite porte. Et en Irlande, on les a fait voter jusqu'à ce qu'ils votent OUI. Que se passe-t-il en Grèce, en Italie une élite financière-politique-artistique-sportive-d'affaires a remplacé des gouvernements légitimement élus par des gouvernements dits techniques. C'est le contraire de la démocratie. La démocratie repose sur un postulat sur la liberté. En gros tous ceux qui croient en un déterminisme, qu'il soit économique, génétique, et j'en passe, ne sont pas démocrates, or notre société matérialiste, scientiste, impose de plus en plus une vision déterministe. Les communistes, c'était le sens de l'histoire, les libéraux l'appellent le progrès, il y a le marché. Où est la liberté dans tout ça ? Non pas la liberté absolue. Bien sûr que nous sommes soumis à des contraintes, physiques, sociales, économiques, mais pourtant nous avons en nous une part de liberté.
L'argument de l'élite compétente est tardif. La question qui fut posée en premier fut celle de la représentation. Un député est-il un mandataire, donc soumis au mandat impératif de commettants plutôt que d'électeurs, ou bien est-il, une fois député, représentant de toute la nation siégeant au sein d'un parlement conçu pour délibérer ? Pendant la Constituante, on jugea que la délibération, par définition, implique l'impossibilité de préjuger du résultat des délibérations et des arbitrages du pouvoir législatif. Soit on délibère (parlementarisme, démocratie indirecte), soit on exécute le mandat (démocratie directe). Mais l'exécution d'un mandat suppose qu'on a décidé par avance ce qu'on veut faire. Délibérer suppose qu'on décide après délibération, et collectivement, donc sans savoir exactement ce qu'on va décider. C'est le squelette des conflits politiques de la France pendant les deux siècles qui ont suivi 1789. Bref, on ne peut interpréter la manière européenne de faire la politique seulement selon une confiscation parlementaire, à moins de décider qu'on n'élira plus de députés européens (mais pourquoi les Français se désintéressent-ils tant des élections européennes ?). Il faut imaginer et instituer d'autres formes de participation, qui soient de vraies alternatives aux seules élections (ce à quoi je suis pour ma part plus que favorable).
Dernière édition par Euterpe le Sam 15 Fév 2014 - 14:09, édité 1 fois