NOU-JE a écrit:Le travail comme humanisation, et même l'humanisation du travail
Je ne comprends pas. Vous voulez dire que le travail viendrait humaniser l'homme ? Mais le travail est lui-même humain.
C'est exactement la même chose. Or vous en oubliez une, essentielle, alors même que vous semblez vouloir indiquer qu'il ne faut pas l'oublier. Je vais le dire selon une autre terminologie, et en faisant un détour en guise de rappel.
Le travail est un procès, un processus, une activité de transformation. Il transforme tout autant celui qui le réalise que ce sur quoi il intervient. Il y a coïncidence entre homme et travail. Si le travail est processus de transformation, l'homme est lui-même un processus de transformation. Bien. Le travail, en tant que transformation de l'objet travaillé et de l'homme qui travaille, humanise le monde et humanise l'homme. L'homme devient homme en travaillant. Tant qu'il ne travaille pas, il n'est pas un homme. En termes hégéliens (et vous ne comprendrez rien à Marx si vous ne comprenez rien à Hegel - et à Aristote, qui n'est pas réductible à la chrématistique, qui ne consiste pas en une réunion de traders -, c'est pourquoi vous devriez vous montrer beaucoup plus prudent en brandissant la citation rebattue sur le monde qui mène les idées...), le travail est central, c'est le nœud de la dialectique, parce qu'il est à la fois négation et affirmation. Il est un moment, il est le moment de la réalisation de l'homme par l'homme. Moment, en allemand, signifie moteur, mouvement, ce qui met en mouvement. On voit que ce que d'aucuns appellent "idéalisme" chez Hegel mériterait un peu plus de patience dans la lecture de son œuvre, et il faut se méfier de certaines boutades de Marx, adressées aux hégéliens plutôt qu'à Hegel.
Maintenant, se demande Marx, comment se fait-il que le travail soit aliénant (la mauvaise aliénation) ? Il regarde du côté des conditions de travail. Il conserve la dialectique de Hegel (Marx est un penseur dialectique de part en part), mais il court-circuite le fameux cercle (vicieux) du "réel est rationnel" et du "rationnel est réel" par un coup de génie : le matérialisme. On obtient le matérialisme dialectique et plus précisément historique, et on est libéré du hégélianisme tout en conservant l'histoire comme processus de transformation du monde avec, comme moteur, les rapports sociaux, dont le centre de gravité est le travail, qui permet de distinguer la ligne de démarcation entre les deux principales classes sociales, selon qu'elles sont propriétaires ou pas du capital et donc aussi et nécessairement des moyens de production. La classe non propriétaire est aliénée, prolétarisée : déshumanisée. Quelque chose cloche. Marx est le premier à voir qu'il faut humaniser le travail. Oui, le travail c'est l'homme, oui le travail humanise l'homme, en théorie. Marx valorise le travail comme le faisait déjà Hegel. Mais il dispose d'un avantage dont Hegel ne disposait pas, et dont on ne saurait lui imputer la faute : Marx vit en direct live la seconde révolution industrielle, la vraie, en Angleterre, où la question de la durée du temps de travail journalier est pressante. De Marx à Blum, pour faire très court, il est question d'humaniser le travail, i. e. les conditions de travail. Au total, si le travail est un processus d'humanisation, les nouvelles conditions de travail impliquées par la révolution industrielle imposent de reconsidérer ce processus, en prenant conscience que le travail n'est pas nécessairement un processus d'humanisation, qu'il peut dévoyer les hommes.
Maintenant, sortons un peu du monde moderne, qui n'est pas à lui seul la vérité ultime de l'humanité ou de l'histoire. Vous ne tenez aucun compte de certaines réalités impérieuses jusqu'au XVIIIe siècle et même jusqu'au XIXe dans certains pays de l'Europe, et que Marx lui-même a négligées, trop occupé de son critère lié à la propriété du capital. Jusqu'à Hegel et Marx, le travail est une valeur négative. La noblesse (d'épée) ne travaille pas ; travailler est le fait des classes "viles et abjectes", comme on disait encore sous l'ancien régime. Le Tiers-état nous semble à nous un fouillis social indéchiffrable parce que nous ne comprenons pas que la division des classes sociales puisse se faire autrement que selon le travail, quand, sous l'ancien régime, il n'y a que des ordres et un ordre dont le point commun à tous ses membres, riches et pauvres, est le travail : ce sont tous des travailleurs, bourgeois, artisans, paysans, etc. A partir du XVe siècle, les différences entre certaines catégories du tiers étant de plus en plus marquées, ceux dont le travail est le plus "intellectuel" possible vont progressivement jouir de vagues de promotion. Seules les activités impliquant l'usage des mains ne pourront s'élever socialement. De sorte qu'au XVIIIe siècle, on se retrouve avec 3 ordres institués, mais avec un tiers-état qui n'a rien d'homogène, puisque les plus favorisés sont des aspirants à la noblesse (de robe) et aux offices, tandis que les autres ne sont plus que des travailleurs. Un exemple illustre bien la chose. La noblesse se poudre pour marquer de sa blancheur son oisiveté (entre autres raisons) ; être bronzé au XVIIIe siècle c'est trahir une extraction sociale "vile et abjecte".
On pourrait prendre d'autres exemples. L'hypothèse d'un travail humain est une hypothèse moderne, qui a ses raisons, d'autant plus légitimes que l'enjeu est immense. Pour autant, et en cela je rejoins etticettac, le travail doit être décentré de nos considérations sociales et politiques (du reste il l'est de plus en plus dans les faits, même si ça reste bien discret), parce qu'il correspondra de moins en moins à nos réalités. Observez comme le secteur tertiaire, qui est le secteur dominant, a redistribué les cartes sociales. La productivité, ça compte encore, mais le productivisme est derrière nous. Nous sortons, tout doucement, mais sûrement, de ce paradigme du travail = homme ; de plus en plus de personnes signaleront avec détermination qu'elles s'en contrefichent et que pour elles l'essentiel, leur accomplissement, leur vocation, tout ce qu'on voudra, est ailleurs. La financiarisation abjecte des entreprises achève de nous convaincre pour longtemps que travailler n'a rien d'une sinécure, que la question n'est même plus dans l'exploitation, mais dans le cynisme, ou dans des inégalités si injustifiables qu'aucun sacrifice n'est acceptable. Travailler, aujourd'hui, c'est être pris pour un imbécile, et être sommé de dire qu'on l'est. L'homme est ailleurs.
Dernière édition par Euterpe le Ven 29 Juil 2016 - 12:20, édité 1 fois