Paul Schillings a écrit: Elle se pose beaucoup plus du côté des responsables de ces maisons de repos ou assimilées qui ont deux réactions contradictoires:
- se féliciter du fait que mon passage a réactivité l'existence assoupîe de leurs pensionnaires, s'en réjouir et se monter prêts à envisager de nouvelles méthodes de gestion;
- me reprocher d'avoir réactivé l'existence assoupie de leurs pensionnaires et m'accuser de placer ainsi ces responsables devant de nouvelles difficultés.
Ces réactions contradictoires montrent bien que le problème n’est pas aussi simple que vous le présentez dans votre premier message. C’est dans le comportement de l’ensemble des acteurs que l’on finit par aboutir à des situations de maltraitance sans qu’une volonté délibérée ait besoin d’entrer en jeu. Avancer des « théories du complot » comme vous l’avez fait, certainement par indignation (parfaitement compréhensible), ne fait pas avancer le sujet d’un pouce.
Voici deux exemples réels de ce que peut être une société ayant mis en place une « obsolescence programmée » des personnes âgées (pour reprendre vos termes) :
Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, chapitre IV a écrit: Le vieillard, chez l’Esquimau ancien, n’avait pas droit de cité ; assurément, les temps ont changé, mais si l’on n’encourage plus les vieux à se laisser mourir, l’on se montre toujours à leur endroit d’une sèche indifférence. Ils sont tout juste tolérés.
Il y a dix ans à peine, au Canada, le chasseur, durant ses marches, abandonnait encore ses vieux sur la banquise. Cet abandon, nécessaire en cas de pénurie, se faisait en accord tacite au cours des grands déplacements. À la fin de l’hiver, les Esquimaux fuyaient les villages où avait sévi la famine. Quarante-huit heures de marche de suite sans manger, sans dormir. Rejoindre les autres, vite ; pour partager leurs réserves. C’était alors un lamentable spectacle : deux à trois chiens, guère plus, tirant une pauvre traine (les Inuits de Thulé étaient, il y a encore moins d’un siècle, si démuni qu’ils ne pouvaient se permettre des attelages nombreux). Le père et le fils marchent en avant ; la femme et la fille en arrière. Seul le vieux – la vieille aussi, mais plus rarement : elle meurt en général précocement – est assis à l’arrière de la traîne. Se sachant de trop, il se laisse enfin glisser… Personne ne se tourne ; et cependant que la traîne inexorablement s’éloigne, il songe en lui-même : « j’ai fait mon temps ! Allez-vous-en, vous autres. Vite, allez manger le phoque, le morse de ceux qui voudront bien partager avec vous. » La traine n’est plus qu’un point à l’horizon. L’homme stoïquement attend la fin, se laisse peu à peu geler.
Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, chapitre III a écrit: Kybwyragi, fort occupé à scruter de toutes parts le terrain, ne s’inquiétait pas de ce qui se passait à l’arrière. Sa mère était une waimi, certes, mais il l’avait toujours vue marcher sans difficulté. Peut-être cela ne durerait-il plus très longtemps ; quelqu’un alors dirait : wata kwatä, elle ne peut plus marcher. Chacun comprendrait ce que cela signifiait. Mais apparemment, on n’en était pas encore là. Kybwyragi acceptait d’avance cette issue pour sa mère. Il n’ignorait pas que, tôt ou tard, il faudrait la tuer : dès qu’elle ne pourrait plus marcher. Un jeune homme, désigné par le reste des Aché, s’approcherait d’elle par derrière et lui briserait le crâne d’un coup de hache de pierre. Après quoi, conformément aux enseignements des ancêtres, on procèderait aux funérailles. Tel était le destin des vieilles femmes guayaki.